jeudi 28 juin 2018

« Docteur Serge »

Une chronique d'Yves Boisvert dans LaPresse+.


Dans les contes anciens, les fées se penchent sur le berceau du septième garçon d’une famille. Ils reçoivent un don exceptionnel.

J’ai suggéré à Serge Chapleau, grand dernier d’une lignée de sept fils, que la légende n’est pas sans fondement, vu qu’il est une sorte de guérisseur quotidien de la bêtise humaine.

En plus, la semaine dernière, l’Université Concordia l’a fait « docteur ». 

Honorifique, d’accord, mais docteur quand même.

« Un don ? Pantoute. J’ai appris à dessiner parce que c’est ce qu’on faisait chez nous. On était pauvres et dans la maison de la rue Drolet, avec mes frères, on s’installait autour de la table de la cuisine et on dessinait. On ne jouait pas au hockey ni au baseball, on dessinait. 

Des heures de temps. Mes frères dessinaient très bien. Mon frère Luc avait fait une bande dessinée qui était la Bible de la famille Chapleau, et qui racontait que Timon avait créé la Terre. J’étais sûr que c’était la vraie Bible, jusqu’à ce que je me fasse chicaner à l’école. »

Comme il était le dernier, et avait six ans de moins que l’avant-dernier, il n’avait pas l’impression d’être particulièrement bon en comparant son œuvre à celles des plus vieux. 

À l’école, on ne s’y trompait pas, et c’est inévitablement les dessins de Chapleau qui étaient affichés à l’avant de la classe.

Il a gardé de ces vieux croquis un écureuil, où l’on voit déjà qu’à 9 ans, il savait faire des perspectives.

« Le côté artistique vient de ma mère, c’était une artiste dans l’âme, elle avait le sens de l’espace, des couleurs. Elle n’a pas pu l’exprimer. Je l’ai connue malheureuse toute sa vie. Mon frère Jean-Paul est mort dans ses bras à 8 ans. Elle disait : “Pas besoin d’aller voir le docteur, il va aller mieux, il va aller mieux…” 

Elle ne s’en est jamais remise. C’est dans ce temps-là qu’ils ont inventé le Valium, des pilules d’à peu près deux livres, tu croquais ça toute la journée, crounch, crounch…

« Mon côté manuel vient de mon père, qui fabriquait des avions pendant la guerre à la Fairchild. 

Des pilotes avaient perdu une aile en allant lancer une bombe. Ils ont organisé pour les employés un vol avec une descente en piqué de 5000 pieds, l’avion shakait de partout… Les mécaniciens ont serré les rivets vraiment fort après ça… 

Il faisait tout, il a construit un chalet au complet. »

***

Un an au cours classique public avec le veston trop grand de son père et les « pantalons propres » trop courts de ses frères lui a suffi pour comprendre qu’il n’était pas destiné aux études traditionnelles.

« J’ai toujours été un peu marginal, un peu à part, et quand je parle à mes amis caricaturistes, je me rends compte qu’on était presque tous comme ça, un peu à l’écart, pas très concentrés à l’école, dans notre monde, pas sportifs… C’est ça, la caricature : un dessin dans la marge des nouvelles. »

L’aîné convainc Serge d’aller à la prestigieuse École des beaux-arts. Il convainc surtout ses parents que c’est la place pour le cadet.

« C’est grâce à Bernard, parce que moi, comme mes parents, les Beaux-Arts, on ne savait même pas que ça existait… »

On est en 1962 et ce grand maigre de 16 ans arrive en tremblant dans le Pontiac de son père (« dans ce temps-là, tu pouvais conduire à 11 ans ») avec un portfolio de ses dessins dans le bel immeuble de la rue Sherbrooke.

« Un mois plus tard, j’ai découvert le paradis… »

Quatre ans de bonheur dans un environnement montréalais qu’il ne soupçonnait même pas, multiculturel, multilingue, dans une époque où tout sautait, les tabous, les bombes du FLQ, l’Église… Une époque où il allait voler des drapeaux britanniques…
« Comme partout, 80 % des étudiants n’avaient pas d’affaire là. » 
— Quatre-vingts pour cent ? 
— J’exagère, mais je veux dire : si tu veux jouer du piano et que tu as des trop gros doigts, c’est pas pour toi. Mais ils nous enseignaient que ce n’était pas important. L’important, c’était de s’exxxprimer ! Alors la plupart allaient faire de l’art contemporain. Un gars a eu une subvention pour acheter une Harley Davidson et faire le tour des centres d’art du Québec. C’était sa façon de s’exprimer. C’était une époque assez flyée, mettons… Moi, je m’amusais. »

***

Le grand Serge sort de l’école, fait du graphisme, des pochettes de disque, joue de la batterie, de l’harmonica sur Le vieux show son sale de Plume, fait de la moto…

Il n’est pas question de caricature. Qui gagne sa vie avec ça ? Il est marqué par les portraits qui apparaissent dans le défunt magazine de bandes dessinées français Pilote, en se disant : enfin, ça, c’est beau, c’est bien fait.

Charles Bronson par Jean Mulatier

Sans parler du génial Gotlib. « Je l’ai rencontré un jour, on a mangé ensemble et après quelques verres, je lui ai avoué que j’avais repris son idée de mettre un œil plus gros que l’autre. Il s’est approché et m’a dit : “Serge… J’avais piqué l’idée à un autre !” »

En 1971, Chapleau rencontre Pierre Gascon, qui dirige Perspectives, un magazine inséré dans la majorité des quotidiens français du Québec du samedi et qui tire à 630 000 exemplaires. Il lui montre sa première vraie caricature : Gilles Vigneault.

Premier dessin dans Perspectives, 18 mars 1972

L’aventure dure trois ans, Chapleau devient une star, son style fait époque.
« J’avais fait un dessin pour un magazine de Toronto et ils m’avaient payé cinq fois plus. J’ai demandé une petite augmentation… Ils m’ont crissé dehors. »
— Serge Chapleau
Les gens ont souvent l’impression que Chapleau n’a jamais cessé de faire de la caricature et d’en vivre, mais c’est une illusion. Il a été pigiste presque toute sa carrière, allant d’une job et d’un congédiement à l’autre.

Jean Paré l’a embauché pour illustrer des textes dans L’actualité (1), notamment les portraits signés par son grand ami Georges-Hébert Germain.

Il a fait des marionnettes pour Télé-Québec (où est né Laflaque), mais encore là, ça n’a duré qu’une saison, puis ce fut la porte – « on disait tellement de niaiseries, ils nous [Michel Mongeau et lui] ont pas endurés ».



Gérard D Laflaque à l' émission Casse Tête (Télé Métropole, 1984)

Et ce n’est qu’au milieu des années 80 que Lise Bissonnette l’a embauché au Devoir pour faire de la caricature au quotidien (2).

Premier dessin dans Le Devoir, mardi 4 juin 1985.

« J’ai un style qui demande du temps et plein de gens pensaient que je ne pourrais jamais réussir. Je suis arrivé au Devoir avec des pinceaux, des plumes et tous les crayons à mine de H à 3B. J’ai fini par trouver mon style. »

Il passe à La Presse en 1996, quand Alain Dubuc lui offre de remplacer Girerd.

Premier dessin dans La Presse, samedi 6 avril 1996.

La semaine dernière, pour souligner sa contribution et celle de son vieux copain de la Gazette, Terry Mosher dit Aislin, on lui a remis un doctorat honorifique.

Serge Chapleau et Terry Mosher (Aislin)


***

« À ma table à dessin, que j’utilise encore, ou devant l’écran, c’est la seule place dans la vie où ma confiance n’est pas à zéro.

« Mais chaque jour, je me dis que je l’ai plus, c’est de la marde, c’est fini… Des fois, je travaille toute la journée sur un dessin pour finir en me disant que ça vaut rien. Mais une fois par semaine, je suis content de mon flash, je trouve ça bon… recevoir une reconnaissance officielle, veux veux pas, ça fait plaisir. »

— Des gens te voient cynique. 
— C’est le contraire, je suis un optimiste. Les politiciens sont cyniques ! Mais un caricaturiste doit trouver un bon côté, de quoi faire rire à travers le cynisme. Si tu es aigri, tu ne peux plus faire de caricature. 
— C’est un métier en voie de disparition, caricaturiste… 
— Je ne veux pas te faire de la peine, mais le tien aussi !
Vu de même…

Tout récemment, le caricaturiste Rob Rogers, du Pittsburgh Post-Gazette, a été congédié après 25 ans. La direction a commencé à refuser ses dessins, en particulier des caricatures de Donald Trump. Puis on lui a montré la porte.
« En 50 ans, je n’ai jamais vu ça en Amérique du Nord. 
« Mais la caricature a toujours existé. Même dans le temps des hommes des cavernes, celui qui dessinait sur les murs, ça devait être un marginal qui avait pas vraiment le goût d’aller chasser le mammouth et qui dessinait des petits bonshommes pour faire rire les autres… Dans les pyramides, on découvre des petits dessins drôles dans les coins. »

« On appartient à la famille des fous du roi, qui travaillaient sur la corde raide, qui se tenaient toujours au bord du précipice et qui s’arrangeaient pour ne pas tomber. »
— Serge Chapleau

Ce qui a changé, c’est que la contestation a trouvé des canaux directs pour s’exprimer.

« On a toujours été des brasseurs de marde, mais maintenant, n’importe quel toto peut faire ça sur l’internet avec une haine féroce. C’est généralement n’importe quoi. 

En même temps, je me dis qu’il y aura toujours de la place pour un humour plus fin. Sauf que je regarde un peu les réseaux sociaux, et j’ai l’impression que c’est la droite-droite d’un bord, la gauche-gauche de l’autre, et tout le monde qui se lancent des roches. 

J’ai pas vraiment le goût d’être là. En plus, sur Facebook, tu perds tes droits, les gens reprennent ce que tu fais, le déforment… »

La bonne nouvelle, vu qu’il n’est mieux nulle part que devant sa table, dans un éclairage tamisé, c’est qu’il n’est pas près de quitter ce journal.

Longue vie, docteur Chapleau.


(1) En fait, Chapleau a illustré les textes de Georges-Hébert Germain dans le mensuel Nous et les éditoriaux de Jean Paré dans L'actualité.
(2) On nous annonce, dans un texte de présentation, qu'il y dessinera trois dessins par semaine.

AJOUT

On a pu voir Serge Chapleau dans l'épisode du 20 mai dernier de l'émission « Viens-tu faire un tour? ».

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