mardi 1 août 2023

Le dessin de presse en Afrique

Sur le site de Courrier international.


Si les journalistes africains sont les premiers à subir les foudres des autorités, les dessinateurs de presse du continent jouent de l’ambiguïté de la caricature pour conserver leur puissance satirique, se réjouit The Economist.

Fusil en bandoulière, le président [de l’Ouganda, Yoweri Museveni] est dessiné sous les traits d’un fermier et son pays comme une vache à lait. 

Son frère [Caleb Akandwanaho, dit “Salim Saleh”, l’un des hommes d’affaires les plus riches du pays, impliqué dans de nombreuses affaires de corruption] est caricaturé en paire de lunettes de soleil inquiétantes qui lorgnent la caisse des retraites du pays. 


Quant à son fils [Muhoozi Kainerugaba, à qui on prête le désir de succéder à son père à la tête du pays] , c’est un bambin coiffé d’un képi militaire trop grand qui ne sait pas encore lacer ses chaussures.


Voilà comment les représente Chris Ogon Atukwasize, le coup de crayon le plus acéré du pays. 

Signés “Ogon”, ses caricatures publiées dans le quotidien Daily Monitor dénoncent la corruption et bousculent les puissants. 

L’année dernière, des soldats ont enlevé et torturé l’auteur d’un roman satirique [Kakwenza Rukirabashaija, auteur de The Greedy Barbarian] dont il avait illustré la couverture. 

Ils auraient également posé des questions sur Ogon. 

En réponse, ce dernier a publié un dessin d’un tortionnaire représenté sous la forme d’un Minion, personnage du film d’animation Moi, moche et méchant, déchiffrant avec peine le livre incriminé.

Critiquer les autorités n’est pas complètement interdit en Ouganda. 

Cependant, sous le régime du président Yoweri Museveni, ancien rebelle [commandant du Mouvement de résistance nationale (NRM), en lutte contre le président Milton Obote après l’élection controversée de ce dernier, en 1980] qui a conquis le pouvoir par la force et le conserve depuis trente-sept ans, il faut souvent chercher la vérité entre les lignes.

Et les caricaturistes se nourrissent de cette ambiguïté : dans un dessin, tout peut être sous-entendu. 

Les illustrateurs se servent de leur relative liberté pour creuser plus loin que la plupart des journalistes de la région. 

Au départ, Ogon voulait simplement dessiner. 

Mais, “il y a toujours une cause à défendre”,se justifie-t-il.

Une situation applicable à toute l’Afrique, où les sati- ristes sont souvent les critiques les plus acerbes des travers de la société et de la classe poli- tique. 

“Les dessinateurs se servent des images comme d’un masque, ils cachent pour mieux révéler”, explique Ganiyu Jimoh, lui- même dessinateur et intellectuel nigérian.

Selon lui, l’humour et les sous- entendus des dessins de presse sont comparables à la tradition des mascarades yoruba [groupe ethnique d’Afrique surtout pré- sent au Nigeria], dans lesquelles des acteurs masqués tournent en ridicule les puissants. 

Comme le dit un proverbe, “Oba kii mu onkorin” : le roi n’arrête pas le barde [littéralement “le roi ne chante pas”].


Pressions

Les premiers dessins de presse africains étaient l’œuvre de colons blancs, et ils étaient souvent racistes. 

Dans les années 1930, des artistes noirs ont commencé à publier des caricatures politiques au Nigeria et en Afrique du Sud. 

Le véritable âge d’or des dessins humoristiques africains a cependant commencé dans les années 1990, quand une vague démocratique a déferlé sur le continent.

Dans les pays francophones, les journaux satiriques se sont multipliés, sur le modèle du Canard enchaîné


Le personnage de Goorgoorlou [la racinewolof góór signifie “homme” ; par conséquent, goorgoorloul ! signifie “sois un homme !”], M. Tout- le-Monde sénégalais créé par le dessinateur Alphonse Mendy [caricaturiste au Cafard libéré, un périodique satirique sénégalais, directement inspiré par Le Canard enchaîné], incarnation des difficultés économiques de la fin du xxe siècle, a même été adapté à la télévision.

Les satiristes ne cachent pas leurs opinions politiques. 

En Afrique du Sud, le plus célèbre d’entre eux est Jonathan Shapiro. 

Plus connu sous son nom de plume, Zapiro, cet autodidacte et militant blanc antiapartheid a commencé à dessiner dans les années 1980 après avoir été contraint de faire son service militaire.

Au Kenya, les dessinateurs ont ébranlé les remparts de l’autoritarisme lorsqu’ils ont commencé à dessiner le président. 

“Un dessin humoristique, c’est comme le petit garçon qui ose dire que l’empereur est nu dans le conte”, déclare Godfrey Mwampembwa, alias Gado, le plus grand satiriste d’Afrique de l’Est.

Aujourd’hui, la plupart des pays africains ont des élections libres et une presse indépendante. 

Pourtant, dans de nombreux endroits, la démocratie n’est qu’une fine couche de vernis que les dessinateurs grattent de leurs plumes acérées. 

Même dans les sociétés les plus tolérantes, la satire est parfois soumise à des pressions politiques.

Jacob Zuma, ancien président sud-africain, a d’ailleurs essayé de poursuivre en justice Zapiro, quand celui-ci l’avait dessiné sur le point de violer une allégorie de la Justice. 


Gado s’est quant à lui attiré des ennuis en 2015 après avoir représenté le président de la Tanzanie sous les traits d’un jouisseur à moitié nu à qui trois femmes nommées “Népotisme”, “Incompétence” et “Corruption” donnaient la becquée. 


L’hebdomadaire The East African, dans lequel le dessin avait été publié, a été interdit de publication dans le pays. 

L’année suivante, Gado a perdu son emploi.

Il n’a pas cessé de dessiner pour autant. 

Dernièrement, il a pris pour cible la nouvelle loi homophobe du gouvernement ougandais. 

Approuvée par le président Museveni en mai, elle condamne à la peine de mort les coupables d’“homosexualité aggravée”.

Pour le Zimbabwéen Tony Namate, le rôle de la satire est de “crever la baudruche des politiques”.

Comme la plupart des dessins de presse, ceux de Gado dissimulent parfois des commentaires incisifs. 

On y retrouve souvent un petit personnage gribouillé dans un coin, qui commente la scène avec ironie : “Mon alter ego”, lance-t-il malicieusement. 

“À mes débuts, je m’en servais pour dire certaines choses sans que ça me retombe dessus, parce que les rédacteurs en chef n’y prêtaient pas attention”, explique-t-il.

Avec le temps, c’est devenu une technique pour ajouter une dimension supplémentaire à son travail. 

Ce qui fait la force des dessins humoristiques, ajoute- t-il, c’est qu’ils sont “ouverts à l’interprétation”.

Cette ambiguïté s’est révélée très utile au dessinateur zimbabwéen, pour qui le rôle de la satire est de “crever la baudruche des politiques”

Les locaux du journal où il travaillait se sont déjà retrouvés assiégés par une foule de vétérans. 

Un de ses employeurs a fini au tribunal à cause d’un de ses dessins, où l’on pouvait reconnaître Robert Mugabe poursuivi par une foule en colère. 

L’accusation n’ayant pas pu prouver que la caricature représentait bel et bien l’ancien président, les poursuites ont fini par être abandonnées.


Un océan de mèmes

La plupart des dessinateurs africains partagent à présent leur travail sur Internet, surtout lorsque leurs dessins sont jugés trop polémiques pour être imprimés. 

“Si ça ne peut pas être publié, pas de problème, il n’y a qu’à le poster sur les réseaux sociaux”, explique Celeste Wamiru, une dessinatrice kényane.

Sur Twitter et Facebook, les dessins semblent animés d’une vie propre, et larguent les amarres de la presse écrite pour flotter dans un océan de mèmes. 

La satire adopte de nou- veaux modes d’expression.

En avril, le dessinateur ougandais Jimmy Spire Ssentongo a invité les habitants de Kampala à une exposition virtuelle des nids-de-poule de la capitale. 


Des photographies des routes pleines d’ornières ont ensuite inondé les réseaux sociaux, et le président a immédiatement promis que des mesures seraient prises.

La communauté des caricaturistes africains s’agrandit, notamment grâce à des réseaux de dessinateurs comme Cartooning for Peace [“Dessins pour la paix”], une association qui a son siège en France. 

Mais certaines voix manquent encore à l’appel.

La plupart des dessinateurs sont des hommes, parfois prompts à dégainer des images sexistes ou des métaphores grivoises. 

En 2011, Celeste Wamiru est devenue la première femme embauchée comme dessinatrice de presse en Afrique de l’Est (pour le People Daily). 

Selon elle, on apprend aux femmes à “adopter un rôle passif et à se laisser porter”

L’un de ses dessins montre une femme por- tant sa famille sur ses épaules, y compris son mari, qui rêve paisiblement d’argent dans un panier.


La tâche d’un dessinateur n’est jamais terminée. 

Ogon déplore l’état de la classe politique en Ouganda, toute aussi corrompue qu’à l’époque où il a commencé à dessiner. 

Et si ses dessins scandaleux suscitent parfois la colère, il reçoit parfois des coups de fil de sources bien informées qui souhaitent révéler des informations de manière anonyme. 

“Ne lâchez rien”, l’exhortent-ils.

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