jeudi 24 octobre 2013

Les coulisses d' « Astérix chez les Pictes » dans Le Monde


Frédéric Potet a signé, il y a deux mois, un dossier dans Le Monde sur les coulisses du nouvel Astérix:

Pour la première fois depuis sa création en 1959, Astérix est officiellement dessiné par un autre illustrateur qu'Albert Uderzo. Didier Conrad ("Les Innommables""Bob Marone" , "RAJ"...) s'est littéralement « fondu » dans le style de son aîné au point que seuls les connaisseurs y verront une différence. | © 2013 Les éditions Albert René

Astérix : comment Albert Uderzo a cédé le flambeau
Les coulisses du prochain Astérix... 1/6.
Le Monde, 12 août 2013

Par Toutatis, Bélénos et Amora réunis ! Un prochain album d'Astérix sortira en octobre et, pour la première fois, celui-ci ne portera la signature d'aucun des deux créateurs de la série, René Goscinny (mort en 1977) et Albert Uderzo. Ce dernier avait repris seul, deux ans après le décès de son alter ego, les aventures du petit Gaulois en assumant le scénario en plus de sa partie, le dessin. Neuf albums s'en étaient suivis et, en 2008, alors âgé de 80 ans, Albert Uderzo avait rangé ses pinceaux en décidant que son personnage disparaîtrait avec lui – comme Hergé avec Tintin.

Le cours des choses s'est donc inversé. Le temps d'une histoire – la 35e de la série, appelée Astérix chez les Pictes –, les habitants de l'irréductible village gaulois ont de nouveaux « papas » : le scénariste Jean-Yves Ferri et le dessinateur Didier Conrad, deux auteurs incontestables de la bande dessinée francophone d'aujourd'hui, choisis au terme d'un processus assez singulier dont nous vous dirons tout ces prochains jours.

« Dans le fond de moi-même, cela me déchire un peu »

Au dernier étage du luxueux hôtel particulier qu'il habite à Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-Seine), Albert Uderzo affecte une indifférence polie quand on lui demande, et redemande, ce qu'il ressent à l'idée que ses personnages vont évoluer sans lui, ce qu'ils n'ont jamais fait depuis leur création en 1959. Le fait qu'il ait lui-même supervisé la réalisation de l'album à venir, observant à la loupe chaque vignette et faisant corriger si besoin tel détail, explique sans doute une certaine retenue dans sa voix – cet album est aussi en partie le sien. Il n'empêche : « Dans le fond de moi-même, voir Astérix entre d'autres mains me déchire un peu », finit-il par lâcher.

Uderzo s'était-il quelque peu précipité en annonçant qu'il n'y aurait plus d'Astérix après lui ? « Oui, répond-il aujourd'hui. C'est une décision que j'avais prise bêtement en oubliant que l'ayant droit (Anne Goscinny, la fille unique de René Goscinny) n'était peut-être pas d'accord avec moi. » Codétentrice du titre, Anne Goscinny avait effectivement un avis contraire sur la question : « J'ai toujours pensé que le personnage était suffisamment fort pour survivre à ses auteurs », confie-t-elle.

On peut légitimement penser, par ailleurs, que Hachette Livre, à qui Albert Uderzo a vendu les parts qu'il détenait dans sa société (les éditions Albert René) en décembre 2008, ne fut pas étranger à ce revirement. Cette cession avait à l'époque provoqué l'ire de sa fille et associée, Sylvie, avec qui il est aujourd'hui en conflit à travers plusieurs procédures. Uderzo père avait alors décidé qu'Astérix partirait dans la tombe avec lui, sur l'air de : A quoi bon se fatiguer dans la vie... si le but est de se déchirer au sein de sa propre famille ?

La question de la transmission

Le temps a fait son œuvre, et si Uderzo ne s'est pas réconcilié avec sa fille, il est revenu sur sa décision, un peu comme il l'avait fait après la mort de René Goscinny : « J'avais passé deux années dans le brouillard en me disant qu'Astérix, c'était fini », se souvient-il. La pression des fans, entre autres choses, l'avait alors convaincu de reprendre le flambeau. « L'un d'eux m'avait écrit pour me dire : "Vous n'avez pas le droit d'arrêter. Astérix appartient à ses lecteurs." Il avait raison. Le succès de notre petit Gaulois doit sans doute beaucoup à ses deux créateurs, mais il doit tout autant à ses lecteurs. Il ne faut jamais oublier ce que l'on doit aux gens. » 

La suite ne fut pas simple. Après un premier album de correcte facture (Le Grand Fossé, 1980) publié au sein de sa nouvelle maison d'édition, Uderzo n'eut de cesse, pendant trente ans, de se faire éreinter par la critique pour qui ses scénarios n'ont jamais eu la sève de ceux de René Goscinny. « Cela ne nous a pas empêchés de réaliser de grosses ventes à chaque fois. Le public a toujours suivi », se console-t-il.

Dans sa décision de prolonger la vie d'Astérix, le dessinateur s'est aussi rappelé l'époque où, jeune professionnel au sein d'une agence de presse parisienne, on lui avait demandé de reprendre pour le magazine Bravo ! un superhéros américain du nom de Captain Marvel Junior. Aux États-Unis, les personnages de comics appartiennent aux éditeurs et ont la particularité de voir se succéder les dessinateurs et les scénaristes, à l'inverse de ce qui se fait en Europe, où les héros de bande dessinée sont la propriété de leurs créateurs (à l'exception notable de Spirou, détenu par les éditions Dupuis).

Plus complexe de ce côté-ci de l'Atlantique, la transmission d'un personnage après la mort de son créateur n'en reste pas moins possible. Lucky Luke, les Schtroumpfs, Boule et Bill, le Marsupilami et bien d'autres continuent d'exister aujourd'hui sous la plume d'« autres » auteurs – et avec plus ou moins de bonheur, certes...

Chemin faisant, Albert Uderzo s'est finalement rangé à l'idée que son héros aux 350 millions d'albums vendus dans le monde méritait de vivre après lui. À une seule condition cependant : que les lecteurs n'y voient que du feu ; qu'ils aient l'impression d'une « continuité » en lisant les prochaines aventures d'Astérix. Tout sauf une sinécure, comme nous allons bientôt le voir... 



Comment les nouveaux auteurs ont été choisis
Les coulisses du prochain Astérix... 2/6 
Le Monde, 13 août 2013

Jean-Yves Ferri et Didier Conrad ont remporté une compétition inédite organisée par les éditions Albert René, qui mêlait souci d'exigence et culte du secret.

L'équation était simple au départ, on ne peut plus simple : faire un Astérix qui ressemblerait à un Astérix, au point que les lecteurs n'y voient aucune différence. Un Astérix naturellement drôle, mais aussi doté de plusieurs niveaux de lecture et qui, bien sûr, reprendrait tous les codes et gimmicks qui ont fait le succès de la série (la potion magique, les pirates naufragés, le barde insupportable, le banquet de la fin...).

Bref, un Astérix "à l'ancienne", mais sans Albert Uderzo, celui-ci ayant décidé il y a quelques années, épuisé par une carrière au long cours, d'abandonner pour toujours sa table à dessin et l'écriture des scénarios, tâche à laquelle il s'était attelé après la mort de René Goscinny, en 1977.

Avant d'arriver à la constitution du duo composé de Jean-Yves Ferri et Didier Conrad, les éditions Albert René - propriétaires de la série depuis leur création en 1979 - ont dû organiser une compétition pour le moins inédite, mêlant souci d'exigence et secret bien gardé. Une petite vingtaine d'auteurs de bandes dessinées contemporains - dessinateurs et scénaristes mélangés - ont participé à cette opération dont l'aboutissement sera, en octobre, la publication du 35e tome des aventures du petit Gaulois, Astérix chez les Pictes, le premier réalisé sans aucun de ses créateurs.

Homme de l'ombre 

Tout commence, il y a trois ans, par la recherche d'un scénariste. Il est en effet acquis, à cette époque, que le dessin de l'album sera confié à un employé des éditions Albert René, du nom de Frédéric Mébarki. Ce dernier travaille dans la maison depuis plus de vingt-cinq ans en tant que responsable des visuels des produits dérivés. Il est aussi l'« encreur officiel » d'Albert Uderzo.

Homme de l'ombre, il dessine des Astérix et des Idéfix à tour de bras dans un style d'une ressemblance confondante. Dans le dernier album en date consacré aux 50 ans de la série, il a même réalisé quelques planches en solo sans que personne ne s'en rende compte.

Trouver un scénariste, donc. Quelques coups de téléphone passés dans la plus grande discrétion, ajoutés au bouche-à-oreille, aboutissent à l'élaboration d'une liste d'une dizaine de candidats. Certains ont proposé d'eux-mêmes leurs services. D'autres abandonneront vite en chemin. Tous signeront une clause de confidentialité leur interdisant de dévoiler quoi que ce soit.

« On se serait cru dans Mission impossible », s'en amuse aujourd'hui l'heureux élu, Jean-Yves Ferri, qui devra plus tard mentir comme un arracheur de dents à son propre éditeur (Dargaud) pour lui cacher les raisons du retard d'un album en cours (De Gaulle à Londres).

Chacun doit alors rédiger un « petit script » qui résume l'histoire imaginée. Certains écriront carrément un scénario complet. D'autres feront court, comme Ferri, dont l'idée est de faire voyager Astérix et Obélix en Écosse. Les différentes propositions seront ensuite soumises « à l'aveugle » à Albert Uderzo et Anne Goscinny, la fille de René Goscinny (et codétentrice du titre). Le premier donnera sa préférence au script de Ferri. La seconde lui fera également un bon accueil même si son coeur penche plutôt en faveur du récit conçu par le dessinateur de presse et de bandes dessinées Jul.

Sous le regard d'Albert Uderzo 

Déclaré vainqueur, Ferri se lance dans l'écriture d'un scénario « à la Goscinny », ce qui lui prendra six mois. Comme prévu, Frédéric Mébarki se met ensuite au travail, sous le regard d'Albert Uderzo. C'est là que les choses vont se compliquer. La narration graphique de Mébarki ne satisfait pas les commanditaires, ni le dessinateur lui-même à en croire ces derniers.

Finalement, Mébarki jette l'éponge. « On s'est trompé sur ce garçon qui avait vingt-cinq ans d'Astérix derrière lui, qui sait très bien 'traiter' un dessin, mais pas une bande dessinée », dit aujourd'hui Uderzo. Deux ans plus tard, le sujet est encore sensible aux éditions Albert René. Tellement sensible que personne, sur place, ne sera en mesure de nous donner les coordonnées de Frédéric Mébarki, parti vivre à l'étranger, « loin de tout ».

Rebelote. Un second concours est organisé, cette fois pour trouver un dessinateur. Une nouvelle short list d'une petite dizaine de noms est établie, à qui est proposée une épreuve commune : exécuter deux demi-planches scénarisées par Ferri. Suivra un nouveau test à l'aveugle, avec le seul Albert Uderzo comme jury. Didier Conrad (Les Innommables, Bob Marone, RAJ...) est désigné haut la main.
Ironie de l'histoire : il n'a jamais rencontré Jean-Yves Ferri. Les deux hommes ont néanmoins un point commun : ils sont nés la même année, 1959, qui est aussi celle de la création d'Astérix. Difficile de ne pas y voir un signe.



© 2013 Les éditions Albert René


Jean-Yves Ferri, ou comment faire du Goscinny  
Les coulisses du prochain Astérix... 3/6
Le Monde, 14 août 2013

Le scénariste du 35e album a dû réaliser un tour de force : imiter en innovant, truffer le récit de « gags Goscinny » sans tomber dans la parodie. Tout cela sous l'œil du maître Uderzo.

Quand les éditions Albert René lui ont appris qu'il serait le scénariste du prochain album d'Astérix - le premier depuis la création de la série à ne porter la signature d'aucun de ses deux fondateurs (René Goscinny, mort en 1977, et Albert Uderzo) , Jean-Yves Ferri s'est bien gardé de manifester la moindre euphorie devant ses nouveaux employeurs. « Ils étaient étonnés par ma discrétion, raconte-t-il. Quand on te propose Astérix, tu dois logiquement sauter au plafond. »

Au lieu de cela, le vainqueur des tests organisés par cette petite maison d'édition, filiale à 100 % du groupe Hachette depuis 2011, est rentré chez lui, en Ariège, sans fanfaronner, quelque peu écrasé par le poids de la « responsabilité » qui lui incombait, et en se répétant à lui-même : « C'est pas gagné. »

« Des gags parfois très cérébraux et un déroulé enfantin »

Il a fallu quelque temps à Jean-Yves Ferri pour assumer la chose, et se convaincre qu'"Astérix, c'est quand même un beau jouet". L'un des plus beaux qui soient au sein du 9e art. Mais aussi l'un des plus ardus à "imiter" - car tel sera le but - en dépit de sa fluidité narrative d'une apparente simplicité. Avant d'écrire la première ligne, Jean-Yves Ferri a cru nécessaire, du coup, de relire sa collection d'albums. Et de se muer en exégète.

« Astérix est une forme de bande dessinée dotée d'un déroulé et d'un tempo qui n'existent plus, expertise-t-il. Il faut à la fois qu'il y ait du rythme, avec une 'chute' à la fin de chaque page, mais aussi une intrigue qui ne soit pas trop complexe, afin que la caricature puisse avoir libre cours. Les pitchs de Goscinny tiennent généralement en deux mots. Prenez Astérix en Corse : Astérix et Obélix ramènent l'otage à son village, il y a des batailles avec les Romains, un banquet à la fin, etc. Chemin faisant, Goscinny décline tout ce qu'on peut balancer comme concepts sur la Corse sans que ce soit jamais téléphoné. Tout cela compose un drôle de cocktail à l'arrivée où se mêlent des gags parfois très cérébraux et un déroulé enfantin qui fait que le lecteur n'est jamais perdu. »

Jean-Yves Ferri n'est pas vraiment familier de ce type d'humour. En temps normal, l'auteur de De Gaulle à la plage et du Retour à la terre (avec Manu Larcenet) pratique le non-sens, le décalage et, plus généralement, l'understatement (l'art de la litote), comme il l'explique lui-même.

L'époque a changé par ailleurs. « Ce qu'on m'a demandé de faire, c'est de la bande dessinée des années 1970, laquelle n'a plus rien à voir avec ce qui se fait désormais. Les codes ont évolué. Vous pouvez très bien aujourd'hui, par exemple, dessiner un personnage en gros plan qui va se lancer dans un monologue de trois pages, ce qui était impensable autrefois. Toute la difficulté de l'exercice, dans le cas présent, tient au fait qu'on n'est plus dans les années 1970, mais qu'il faut que cela fasse moderne malgré tout. »

On ne dévoilera pas, ici, les ressorts d'un scénario qui, dans la grande tradition des aventures d'Astérix, se déroule hors des frontières de la Gaule. Ferri a opté pour la contrée des Pictes, qui correspond à l'actuelle Ecosse. « Astérix et Obélix sont allés quasiment partout, souligne-t-il. Les envoyer en Chine ou au Mexique n'aurait pas été simple. Il restait ce pays assez caractéristique qui n'avait pas été exploité. »

« Fameux phrasé goscinnien »

Truffer le récit de gags à la mode Goscinny n'a pas été une mince affaire, on l'imagine volontiers : « Le vrai danger était que je fasse du... Ferri, dit Ferri, et que je m'éloigne de ce fameux phrasé goscinnien. Parfois, tu trouves un gag pas mal, mais il t'emmène dans une atmosphère qui n'est pas du tout celle des Astérix. » Se lancer dans une parodie - un « Astérix déjanté », par exemple - aurait été « plus simple », convient le scénariste dont on apprend qu'il était plus fan de Tintin que d'Astérix quand il était enfant.

Le succès public et critique d'Astérix chez les Pictes décidera de la suite pour l'auteur. S'il est reconduit pour un deuxième album, il sait déjà que les personnages ne quitteront pas le huis clos du village, dans la lignée des histoires façon « critique sociale » qui jalonnent également la série (La Zizanie, Le Domaine des dieux, Le Devin...).

D'ici là, son scénario sera fatalement examiné, décrypté, soupesé, décortiqué à l'aune de ceux de son glorieux prédécesseur. Une grosse pression en perspective. « Astérix, c'est comme la politique et le Dom Pérignon : tout le monde a un avis dessus, formule Ferri. On n'est plus dans de la bande dessinée, mais dans le patrimoine. » Bis repetita placent, comme dirait le pirate latiniste...


© 2013 Les éditions Albert René

Astérix : Conrad dans le pinceau d'Uderzo 
Les coulisses du prochain Astérix... 4/6 
Le Monde, 15 août 2013

Le dessin est un sport de combat. Parlez-en à Didier Conrad, le dessinateur du prochain album d'Astérix, Astérix chez les Pictes, qui sortira en octobre. Afin de « tenir le coup physiquement », mais aussi parce qu'il était en surpoids, l'homme n'a rien trouvé de mieux que de s'infliger un régime alimentaire draconien pendant toute la durée de son labeur. Comme il vit aux Etats-Unis depuis une quinzaine d'années (il s'y est installé après avoir travaillé pour le studio DreamWorks), il s'est essayé à une « spécialité locale » appelée l'« alternate day diet » consistant à manger un jour sur deux. Le supplice a porté ses fruits. Conrad a perdu 18 kg en neuf mois. Il a également produit 44 pages dans un style d'une ressemblance saisissante avec celui de l'Albert Uderzo des grandes années.

Se fondre dans le pinceau d'Uderzo à la manière d'un faussaire

Le dernier mois fut particulièrement pénible. Pour tenir des délais plusieurs fois dépassés et rallongés, le dessinateur ne dormait que quatre heures par jour – « au lieu de huit à dix en temps normal ». Quatre nuits blanches ont également été nécessaires dans l'ultime ligne droite. « Comme j'avais désintoxiqué mon corps, j'ai pu encaisser cela relativement facilement », raconte-t-il. Cette diète de Spartiate fit l'effet, en vérité, d'un calvaire dans le calvaire. « Cela lui a permis de faire passer Astérix comme une promenade de santé », veut croire le scénariste Jean-Yves Ferri, son partenaire d'aventure dans ce projet.

Au départ, la commande était, il est vrai, formidablement serrée : six mois. Six mois pour faire sien le style d'Uderzo, six mois pour créer de nouveaux personnages, six mois pour réaliser un découpage, six mois pour crayonner et encrer 44 pages... Sans compter les allers-retours par e-mail avec Paris et Albert Uderzo, promu superviseur en chef et censeur potentiel. La logique aurait voulu que Conrad ait le double de temps, soit un an, pour exécuter l'album. Il a finalement rendu sa dernière planche avec trois mois de retard.

Le plus ardu dans l'affaire fut, bien sûr, de se fondre dans le pinceau d'Uderzo à la manière d'un faussaire. Tout sauf une évidence. « C'est comme apprendre l'espagnol quand vous parlez italien », compare Conrad qui, comme Uderzo, présente la caractéristique d'avoir publié ses premières BD à l'âge de 14 ans. Pour bien faire, l'auteur des Innommables (avec Yann) est d'abord allé quérir conseil auprès de son grand aîné lors d'un séjour à Paris. « Je lui ai demandé comment il travaillait, détaille-t-il. Il m'a répondu quelque chose du genre : "Ben... je dessine, quoi", tout en m'expliquant des choses assez basiques en matière de dessin. Uderzo n'a jamais été un méthodique ni un théoricien de son propre travail. J'ai donc dû procéder par déduction. »

Et par observation, en premier lieu. Le dessinateur s'est fait envoyer des scans couleur des originaux d'Astérix afin d'examiner à la loupe la gestuelle uderzienne – « toutes les fins de trait, toutes les finitions, tous les ratages aussi... ». Il s'est ensuite attelé au dessin sur le même format de papier qu'utilisait Uderzo, soit du demi-raisin (50 × 32,5 cm) pour chaque demi-planche. Pour l'encrage enfin, il a renoncé à ses pinceaux de marque Raphaël au profit de Winsor & Newton, les mêmes que ceux utilisés par Uderzo.

Anecdote amusante qui en dit long sur le caractère improvisé de l'exercice : reclus dans son atelier de Pasadena (Californie), le dessinateur-ermite a d'abord crayonné toutes ses planches, puis les a encrées en commençant par la dernière, afin d'uniformiser son style, forcément imparfait au début.

A l'instar de Ferri, redoutant de « faire du Ferri au lieu de faire du Goscinny », Conrad a dû pareillement batailler contre sa propre nature pour éviter de « faire du Conrad ». Et se répéter qu'on ne lui demandait pas une « "adaptation" d'Astérix, mais un Astérix aussi vrai que possible ». Rien à voir avec, par exemple, Marsu Kids, une série dérivée du Marsupilami que Conrad a dessinée « à sauce, dans l'esprit de Franquin, sans essayer d'en faire une copie conforme ». Avec le scénariste Yann, le dessinateur a également commis un Lucky Luke enfant, appelé Kid Lucky, au milieu des années 1990.

Vaste sujet : comment imiter un autre artiste sans renier ses propres pulsions artistiques ? Comment reproduire à l'identique un personnage aussi universel qu'Astérix et faire en sorte que « le trait reste vivant, expressif, jeté... » – spontané en un mot ? Hasard des commandes, les éditions Dupuis lui ont récemment proposé de reprendre une autre grande figure du 9e art : Spirou. Chance : passé de main en main depuis sa création, ce dernier s'est toujours conformé graphiquement au style des auteurs qui se sont succédé pour le dessiner (Rob-Vel, Jijé, Franquin, Fournier...). A qui le tour ensuite ?


« Agent romain du recensement », Numerusclausus est venu comptabiliser la population de l'irréductible village gaulois, dans le prochain album d'Astérix. Adepte du story-board, le scénariste Jean-Yves Ferri l'a d'abord croqué sur le vif. | Les éditions Albert René

Trois dessinateurs dans un même bateau...
Les coulisses du prochain Astérix... 5/6
Le Monde, 16 août 2013

C'est une des singularités du 35e tome des aventures d'Astérix, attendu pour octobre : y ont participé non pas un dessinateur mais trois, même si un seul a exclusivement tenu le pinceau – en l'occurrence Didier Conrad, désigné par les Editions Albert René pour succéder à Albert Uderzo après des essais exécutés dans le secret des dieux.

Également choisi sur « concours », le scénariste Jean-Yves Ferri a lui aussi l'habitude d'exécuter des gros nez à l'encre de Chine. Quand il ne propose pas des histoires à des confrères illustrateurs sous la forme de story-boards – détail, on va le voir, qui a son importance –, Ferri met en images lui-même ses propres récits (Aimé Lacapelle, De Gaulle à la plage...).

Le troisième dessinateur à avoir oeuvré dans l'affaire n'est autre... qu'Albert Uderzo, le père du célèbre petit Gaulois. S'il a décidé de confier à d'autres le destin de sa série, ce dernier est loin d'être resté inactif dans la réalisation de cet album.

L'arrangement avait été fixé dès le départ. Afin de donner à ce nouvel opus l'apparence d'un Astérix aussi « vrai que nature », Uderzo s'était octroyé un droit somme toute légitime : jeter un oeil sur chaque vignette, et exiger des corrections si nécessaire. L'ancien alter ego de René Goscinny (mort en 1977) a usé de ce privilège sans en abuser, mais suffisamment pour que Didier Conrad – depuis la Californie où il vit depuis une quinzaine d'années – ait à rectifier pas mal de petites choses ici et là, au fur et à mesure qu'il envoyait ses planches à Paris.

Reflet blanc dans la pupille d'Astérix, rayures dans les braies d'Obélix

Il lui a fallu, par exemple, ajouter un minuscule reflet blanc dans la pupille d'Astérix, élément qui avait étonnamment échappé à son observation. « Je n'avais pas fait attention, tellement j'étais concentré sur l'idée de lui donner un visage expressif », confie le dessinateur. Conrad eut également maille à partir avec le nombre exact de rayures présentes sur le pantalon d'Obélix : « Je n'y suis arrivé qu'à la 20e page ! Là aussi, ce qui importait pour moi était la façon dont Obélix se comportait, son "acting". »

La question du positionnement des personnages dans les cases fut une autre paire de manches. Dans ses premiers jets, Conrad avait tendance à privilégier l'usage de la perspective, comme il le fait dans ses propres récits. Or Uderzo a toujours préféré aligner ses protagonistes en rang d'oignons, les pieds posés sur les bords du cadre. L'exécutant, qui est tout sauf un débutant, a dû de nouveau corriger sa copie. Et ce, sans barguigner. Ou presque : « Cela n'a pas toujours été facile d'encaisser les remarques, reconnaît cet ancien élève d'André Franquin. Mais je n'avais pas le choix. Quand Uderzo te dit que ce n'est pas au point, c'est que ce n'est pas au point. Il est, par définition, le meilleur garant de son style. » 

Clin d'œil à Uderzo

En dépit d'une main droite épuisée par une carrière commencée à l'âge de 14 ans en 1940, le dessinateur aujourd'hui octogénaire a également créé plusieurs personnages secondaires à cette histoire se déroulant dans l'actuelle Écosse. Un duo d'officiers romains, un Picte (nom des Écossais de l'époque), un petit fonctionnaire venu procéder à un recensement de la population de l'irréductible village gaulois, ainsi qu'un monstre marin aux faux airs de Nessie sont nés sous son crayon à une époque où l'album aurait dû être mis en images par l'illustrateur Frédéric Mébarki, qui avait la charge des visuels des produits dérivés au sein des Editions Albert René.



L'abandon de ce dernier en cours de route avait alors entraîné l'enrôlement de Didier Conrad. Etranglé par une deadline extraordinairement courte (six mois, transformés en neuf), ce dernier n'a aucunement hésité à « récupérer » les personnages créés par Uderzo. Dans sa course contre la montre, Conrad a également perçu comme un bienfait le story-board de Jean-Yves Ferri. Les dessinateurs de BD n'apprécient guère, généralement, d'être contraints par un script trop scénographié en amont, préférant mettre eux-mêmes en place les personnages dans les cases. « Mais vu les délais, le story-board l'a plutôt aidé », indique Ferri.

Pour étroite qu'elle fût, la marge de manœuvre des deux auteurs ne les a pas empêchés d'enrichir cette histoire d'un « énorme » clin d'œil à Albert Uderzo – ou plutôt à son oeuvre passée – sans même que celui-ci ne s'en aperçoive. On vous dit tout demain, dessins à l'appui.


Extrait de l'album « Oumpah-Pah et les pirates », dessiné par Albert Uderzo, publié en 1962.

Astérix : Du Oumpah-Pah dans l'air...
Les coulisses du prochain Astérix... 6/6
Le Monde, 17 août 2013

Il porte un kilt à tartan vert et jaune, arbore un tatouage sur la poitrine, attache ses cheveux en arrière et plaît beaucoup aux femmes du petit village d'irréductibles Gaulois qui résiste encore à Jules César. Son nom est Mac Oloch, et il est le personnage central du prochain album d'Astérix, Astérix chez les Pictes, qui sortira en octobre. La ressemblance est flagrante pour certains : le gaillard n'est pas sans évoquer physiquement l'Indien Oumpah-Pah, autre personnage du duo Goscinny-Uderzo, dont la création, antérieure à celle d'Astérix, a en quelque sorte préfiguré le succès du petit Gaulois.

© 2013 Les éditions Albert René

Le scénariste Jean-Yves Ferri assume sans ciller la référence : « L'idée était de rappeler que Goscinny et Uderzo n'avaient pas créé "que" Astérix dans les années 1950. On a voulu leur rendre un hommage un peu... vintage, disons. » D'une demi-tête plus grand qu'Obélix, ce Picte au regard si doux n'a toutefois ni la toise ni la carrure de son modèle issu de la tribu des Shavashava. Cela explique peut-être pourquoi Albert Uderzo n'y a vu que du feu. « Ah bon ! », s'étonne-t-il quand on lui fait remarquer qu'il y a du Oumpah-Pah dans ce Mac Oloch.

Truffées de gags visuels, de personnages à nom à rallonge et d'incohérences avec la réalité historique, les aventures du Peau-Rouge ont de nombreux points communs avec Astérix, sauf un destin quasi contraire. Né une première fois en 1951, le personnage est refusé par plusieurs journaux français (mais aussi américains où Goscinny s'est momentanément installé), avant de naître une seconde fois, en 1958, dans Le Journal de Tintin où il restera moins de quatre ans, victime d'un sondage réalisé auprès des lecteurs. Goscinny et Uderzo l'abandonneront alors pour mieux se consacrer à Astérix, lancé entre-temps dans les pages de Pilote.

Le clin d'oeil à Oumpah-Pah est aussi là pour rappeler combien l'imagination de René Goscinny a façonné la bande dessinée francophone. Celui qui fut aussi le créateur du personnage Iznogoud, des Dingodossiers et du Petit Nicolas (et le scénariste attitré de Lucky Luke pendant vingt-deux ans) se serait-il opposé au fait que ses personnages puissent continuer à exister, après sa mort ? Question impossible à laquelle sa fille, et ayant droit, refuse de répondre, quand bien même celle-ci oeuvra beaucoup auprès d'Albert Uderzo pour qu'il accepte l'idée d'une transmission, alors qu'il y était opposé au départ.

« Mon argument principal a été de dire à Albert qu'Astérix avait eu une première vie de 1959 à 1977, date de la mort de mon père ; qu'il avait eu ensuite une deuxième vie, avec lui seul aux commandes ; et que cela semblait ni contradictoire ni démystifiant qu'il ait une troisième vie, à condition que le personnage soit animé par des gens bienveillants et talentueux. Astérix est suffisamment fort pour survivre à ses auteurs. Il n'était pas supportable que la mort d'un homme entraîne la mort d'un village entier », explique Anne Goscinny.

Ecrivaine et éditrice, codétentrice du titre, elle a surmonté pas mal d'appréhensions dans le processus de transmission, notamment le jour où elle a rencontré Jean-Yves Ferri, il y a un an et demi. « Je me suis retrouvée tétanisée car j'avais devant moi celui qui "remplaçait" mon père, confie Anne Goscinny. Quand celui-ci est mort, il m'était paru naturel qu'Albert Uderzo le remplace au scénario. De voir quelqu'un d'autre prendre la suite ex nihilo n'a pas été simple sur le plan psychologique, je l'avoue. Ce fut une piqûre de rappel me confirmant que mon père était bien mort. Mais aussi une prise de conscience qu'Astérix allait désormais voler de ses propres ailes, émancipé de ses créateurs. »

Emancipé mais pas lâché dans la nature pour autant. Ses nouveaux « papas » – Jean-Yves Ferri au scénario et Didier Conrad au dessin – ont poussé à son maximum l'exercice d'imitation qui leur avait été commandé. « Ils se sont fondus dans les traces de mon père et dans celles d'Albert en s'emparant de l'oeuvre sans jamais chercher à la transgresser », salue Anne Goscinny. Ce « Mac Oloch oumpah-pahien » n'aurait pas dit mieux.




MISE À JOUR (le 4 septembre 2013)

Entrevue  de Jean-Yves Ferri dans Sud Ouest.

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