vendredi 21 juin 2019

La caricature bat en retraite

Sur le site de Courrier international.

Dessin de Michel Garneau (Garnotte), Le Devoir, 13 mai 2019.


Garnotte, le dessinateur du quotidien québécois Le Devoir vient de tirer sa révérence alors que la décision du New York Times d’arrêter de publier des “dessins politiques” fait polémique.

L’occasion pour le journal montréalais de rappeler pourquoi l’art des caricaturistes est essentiel.

La retraite du caricaturiste Garnotte [après 23 ans de bons et loyaux services graphiques au sein du quotidien Le Devoir] procure une occasion de réfléchir sur le recul du dessin de presse, ce mode d’expression de la critique sociétale.

Un recul qui reflète celui des libertés expressives dans pratiquement toutes les sociétés démocratiques.

Certes, il y a belle lurette que les régimes totalitaires pourchassent les caricaturistes comme de vils séditieux. Mais le recul de la liberté de critiquer est désormais ressenti dans les sociétés démocratiques. 

Même le New York Times, ce journal dont la devise est de publier “All The News That’s Fit to Print” [toutes les informations qui méritent d’être imprimées], suspend la publication de dessins “politiques”. 

La controverse relative à une caricature critique des politiques d’Israël et du gouvernement Trump est l’événement qui a fourni l’occasion pour cette décision.

Effusions de credo

Depuis la fin des effusions de credo pour la liberté d’expression qui ont suivi les meurtres de Charlie Hebdo ont émergé des discours justifiant l’accroissement des limites à la liberté de rire de toutes sortes de situations.

Ceux dont le sens de l’humour se limite à rire de ce avec quoi ils sont en désaccord ne se gênent plus pour décréter que le propos qui ne fait pas leur affaire procède d’une “instrumentalisation” de la liberté d’expression.

Même les pires dictateurs jurent régulièrement qu’ils considèrent cette liberté comme sacrée. Mais c’est dans les limites que l’on revendique d’y imposer qu’on voit la réelle portée de la liberté d’expression. 

Tout le monde est pour la liberté d’expression, mais chacun a ses doléances en faveur d’un accroissement de ses limites.

Dans la plupart des pays démocratiques, la liberté de caricaturer est limitée essentiellement par les “lois du genre” artistique propres à cette forme d’expression.

L’une des caractéristiques fondamentales de la caricature est précisément l’exagération. Tout l’art du caricaturiste réside dans cette habileté à exagérer les travers et les contradictions de ceux qui agissent dans l’espace public.

L’exagération est par nature une activité risquée. C’est ce qui justifie l’importance de reconnaître une marge de liberté au caricaturiste.

Dessin de Willem

La liste des sensibilités s’allonge

Mais voilà que, depuis une décennie, des voix s’élèvent pour tout prendre au pied de la lettre et abréger la liste des personnalités, thèmes et sujets qui peuvent faire l’objet de critiques. 

S’accroît ainsi l’ensemble de ce qui, pour toutes sortes de raisons, devrait échapper à la critique des caricaturistes ou bénéficier d’une sorte d’immunité lorsque vient le temps de se moquer.

Il y a l’exemple de l’humoriste [québécois] Mike Ward, auquel les caricatures en forme de monologues ont valu des poursuites encore pendantes devant les tribunaux. 

On lui reproche d’avoir commis de la discrimination à l’encontre d’un enfant handicapé.

Régulièrement, on lit des appels à la censure des dessins de presse abordant des situations impliquant des membres de groupes tenus pour minoritaires ou étiquetés vulnérables. 

Évidemment, il est habituel d’invoquer que tout est dans la manière, que l’on peut rire de tout à la condition de savoir bien s’y prendre.

Mais justement, c’est là que le bât blesse. La liste des sensibilités à prendre en compte lorsqu’on entreprend de rire ou d’ironiser s’allonge sans cesse. 

C’est bien là que réside le principal recul de la caricature. Même le monologue classique [de l’humoriste et comédien québécois] Yvon Deschamps Nigger Black, qui en son temps dénonçait le racisme, est désormais considéré par certains comme “raciste”. 

C’est dire l’ampleur du recul de la liberté de rire pour dénoncer.

S’exprimer ou se taire

Le recul de la liberté de caricaturer est aussi celui de la liberté d’expression. Plus on cède la place à toutes sortes d’éthiques qui se prétendent habilitées à décréter ce qu’on a le droit de dire et de trouver drôle, plus on accroît le risque inhérent à la prise du crayon pour critiquer. 

Plus les médias acceptent de s’excuser de telle caricature qui n’est pas au goût de certains, plus la liberté d’expression recule.

Or la liberté d’expression est fragile, elle est très vulnérable aux risques. Lorsque s’accroît le risque de s’exprimer, le choix de se taire prend l’allure d’une décision sage. 

C’est la mécanique de l’effet inhibiteur des limites que les lois et les autres normativités imposent à la liberté d’expression, ce que les Américains désignent comme le “chilling effect”.

Lorsqu’il y a plus de risque à s’exprimer qu’à se taire, il est prévisible que cela vienne augmenter le nombre de ceux qui choisiront de se taire. 

Les médias fragilisés par les mutations radicales de l’environnement de diffusion deviennent de plus en plus vulnérables aux différentes menaces à l’égard de ceux qui osent critiquer ou se moquer. 

Il est donc à craindre que de plus en plus de médias soient tentés de mettre fin à la publication de caricatures.

Nous voilà à risque de nous retrouver dans un espace public appauvri, privé de l’ironie de ceux qui savent, par leur génial trait de pinceau, exprimer l’injustice, les contradictions et le ridicule des actions de tous ceux qui prétendent exercer du pouvoir.

Il restera à nous rabattre sur les états d’âme de tout un chacun diffusés dans les réseaux sociaux. 

Ces espaces publics virtuels où l’on a grand mal à distinguer la caricature du propos carburant à la haine brute, à l’ignorance et au grotesque. 

Voilà qui n’augure rien de bon pour la qualité des débats collectifs…

Pierre Trudel

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