vendredi 14 juin 2019

Les rédactions préfèrent les photos aux dessins

Augustine Passilly sur le site de Libération.

Dessin de Cécile Bertrand, Belgique

Le New York Times a annoncé lundi qu’il ne publierait plus de dessins politiques dans son édition internationale à compter du 1er juillet. 

Le quotidien américain souhaite ainsi s'«aligner» sur son édition nationale, qui n’en relaie plus depuis des années. 

Cette décision intervient suite à une polémique liée à une caricature jugée antisémite ce qui fait regretter à l’historien des médias Christian Delporte la raréfaction des dessins de presse, vecteurs d’une certaine liberté, au profit des photos, moins sujettes aux controverses.

La décision du New York Times est-elle inédite dans la presse américaine ?

Je n’ai pas le souvenir d’un exemple aussi radical. 

Habituellement, les rédactions font passer le dessin de la une à la page trois, puis aux pages intérieures… Ce qui lui donne moins de visibilité, sans le faire disparaître. 

Les dessinateurs ont cependant toujours été beaucoup plus consensuels aux États-Unis qu’en France. 

Nous avons en effet une tradition de presse d’opinion qui n’existe pas outre-Atlantique, où les journaux ne veulent pas choquer les lecteurs. 

Le problème des dessins, c’est qu’il s’avère difficile d’en publier qui plaisent à tout le monde. 

C’était pourtant un peu ce qu’essayait de faire le New York Times jusqu’à présent. Ses illustrations n’allaient pas très loin mais c’était visiblement déjà trop. 

Ce titre souhaitant viser un public large, le dessin reste gênant. Et encore plus le dessin politique qui est nécessairement un peu mordant.

De manière générale, même si elles recourent à l’humour voire à l’ironie, les illustrations de la presse américaine ne se montrent jamais outrageantes, elles n’indignent pas le public. 

Or, dans le climat actuel, elles risquent de le devenir encore moins. 

Ce qui se révèle presque frustrant pour les dessinateurs. Si on imposait aux illustrateurs français les mêmes conditions qu’aux États-Unis, ils trouveraient cela extrêmement contraignant. 

Là-bas, le dessin entre en effet dans une ligne éditoriale alors qu’en France, leurs auteurs demeurent plus autonomes.

Y voyez-vous une menace pour la liberté de la presse ?

Un dessin que tout le monde aime c’est un mauvais dessin. 

Cabu disait d’ailleurs qu'«un dessin c’est un coup de poing dans la gueule»

Une bonne illustration est forcément transgressive, ce qui peut déranger dans un monde politiquement correct. De nos jours, toute image peut être mal interprétée.

Bien sûr, il ne faut pas exagérer. Ce n’est pas une grande atteinte à la liberté de la presse. 

Mais le dessin exprime tout de même une opinion. Dès l’instant où l’on écarte cette opinion, cela réduit l’espace de la liberté. C’est symptomatique d’une époque. 

Avant-guerre, le dessin était, au contraire, quelque chose d’extrêmement important. 

Dessin de Kukryniksy, URSS.

C’était une sorte d’éditorial. Pourtant, quand une rédaction veut, actuellement, adoucir sa ligne éditoriale, le dessin devient gênant.

Les dessins de presse risquent-ils de disparaître ?

Aujourd’hui, les directeurs de publication préfèrent les photos aux dessins. Elles limitent les dérapages et s’avèrent, d’une certaine manière, plus universelles alors que le dessin ne l’est pas. 


Tout le monde ne le comprend pas forcément. D’autre part, il se révèle difficilement exportable à l’étranger, surtout quand il comporte une légende. 

Ce qui explique en partie que, depuis une quarantaine d’années, il y en ait de moins en moins dans la presse. Quand une rédaction doit sacrifier quelque chose par manque de place, c’est, en effet, toujours les dessins.

Le problème vient aussi du fait que les contenus des journaux n’aient plus de limites. Ils circulent librement. Or, un dessin prend son sens dans le contexte de son support. Si on l’enlève, il peut être mal interprété. 

Le site de Charlie Hebdo a ainsi bloqué les téléchargements de ses illustrations pour éviter qu’elles se diffusent, qu’elles soient déformées et qu’on leur fasse dire le contraire de leur message initial.

Mais, avec les réseaux sociaux, cela s’avère strictement impossible de garder le contrôle. 

Un dessin se retrouve très vite à l’autre bout du monde, au risque de donner naissance à une polémique explosive. 

Les rédactions deviennent donc de plus en plus prudentes, et ce sont finalement ces précautions qui limitent la liberté de la presse. Elles ne veulent pas publier une image qui risque de se retourner contre elles.


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