samedi 6 février 2021

L'affaire Gorce-Le Monde selon Éric Fottorino

 Sur le site Public Sénat.

Dessin refusé par Le Monde en novembre 2018

Entretien de Rebecca Fitoussi avec Éric Fottorino, écrivain, journaliste, cofondateur de l’hebdomadaire « Le 1 » et ancien directeur de rédaction du Monde.

Vous avez travaillé pendant 25 ans au journal Le Monde, vous l’avez même dirigé pendant plusieurs années. Xavier Gorce a-t-il été « lâché » par Le Monde ? Le journal s’est-il « couché devant les réseaux sociaux », comme il le dit ?

C’est un vocabulaire que je n’aime pas parce que tout de suite, il est déjà dans une culture de clash. Je pense que c’est probablement un dysfonctionnement dans le dialogue, parce qu’un dessin, c’est toujours le fruit d’un dialogue avec un caricaturiste. 

Moi, j’ai beaucoup pratiqué Plantu et je lui ai arrêté des dessins plusieurs fois, mais les lecteurs n’en n’ont rien su. 

C’était une discussion entre nous. Mais je pense, en revanche, que lorsqu’un dessin est paru, alors on l’assume. 

Je vais vous donner un exemple très concret : à l’époque où je dirigeais le Monde, on avait une publication qui s’appelait « Le Monde 2 », dans lequel Plantu ne faisait pas un dessin, mais une planche de dessin. 

Dans cette planche, une fois, sur la pédophilie et l’Église, il a dessiné le pape Benoît qui violait un enfant. 


Je n’ai pas vu ce dessin au moment où il est paru. J’aurais préféré le voir. Mais lorsqu’il a été publié, on a été attaqué par des associations religieuses et j’ai toujours défendu Plantu, y compris devant le tribunal. 

On est passé ensemble à la 17e chambre correctionnelle et j’ai demandé au président la chose suivante : est-ce que ce qui vous choque, c’est le dessin ou la vérité qu’il dit ? 

Peut-être que ce n’était pas le meilleur dessin de Plantu, mais il avait été publié. 

Une fois que c’était paru, c’était paru. 

Dans le cas de Xavier Gorce, ce ne sont pas seulement les réseaux sociaux qui se sont émus, c’est une frange de la rédaction du Monde et des plus jeunes qui se sont, comme le dit Caroline Fourest, sentis offensés.



Mais justement, lorsqu’on dessine, lorsqu’on crée, lorsqu’on écrit, doit-on se poser la question de l’éventuelle réaction des personnes qui se sentiraient blessées ?

J’aurais tendance à vous dire : réponse non. Bien sûr que non. 

Si on avait au-dessus de l’épaule une sorte de surplomb de l’inconscient de tout le monde qui pourrait se sentir blessé, il n’y aurait plus jamais de dessins, ni sur la religion, ni sur n’importe quoi, ni sur les hommes ou les femmes politiques. 

Mais par ailleurs, plus vous êtes libre, plus vous êtes responsable, c’est pour cela que cela doit être un dialogue. 

Notre travail, c’est de toujours mettre en regard la liberté totale que doit avoir un dessinateur, que doit avoir un journaliste, avec en contrepartie cette question : quelle est notre responsabilité ? 

Il y a des lois pour cela : les lois de 1881, les lois sur la diffamation, il y a tout un tas de lois qui protègent ceux qui pourraient se sentir agressés ou être factuellement agressés. 

C’est comme un artiste, Picasso par exemple, n’avait pas le droit de dessiner « Les Demoiselles d’Avignon », pourtant, il va le faire et c’est ça qui va changer l’art. 

Alors je ne dis pas qu’un dessin change le monde, mais je crois que c’est très important qu’un dessinateur puisse décider ce qu’il a à dessiner, ce qu’il ressent. 

Si c’est du consensuel, il ne faut pas un dessin, il faut alors mettre une photo ou un article en plus.


Est-ce qu’il n’y a pas aussi derrière tout cela une judiciarisation un peu nouvelle de notre société qui freinerait certains directeurs ou directrices de publication ?

Bien sûr ! Le fait que beaucoup de choses se jouent après devant un tribunal, cela peut dissuader. 

En même temps, je pense très sincèrement que le fond de l’affaire, c’est de savoir pour qui on prend nos lecteurs. 

Est-ce que nos lecteurs sont des gens intelligents ? A priori, oui. Est-ce que ce sont des gens qui peuvent comprendre le second degré ? 

Cela s’est beaucoup posé au moment des caricatures danoises. 

J’étais à l’époque non pas directeur du Monde, mais de sa rédaction. C’était vraiment très compliqué parce que beaucoup de mes rédacteurs en chef me disaient : on doit publier ces dessins à la Une. 


Moi, j’ai dit non, on ne va pas les publier à la Une parce que ma responsabilité, c’est de penser à notre correspondant à Alger, à notre correspondant à Islamabad, à notre correspondant au Caire. 

À l’époque, je me souviens, j’avais dit : nous, on est tranquille dans notre Vème arrondissement, comme si on pensait qu’une rédaction ne pouvait pas être attaquée dans Paris, nous étions en 2006. 

Mais évidemment que si c’est la peur qui tient nos stylos, alors là, je crois qu’on a vraiment perdu.


La liberté d’expression est danger aujourd’hui, selon vous ?

C’est vrai que sur les dessins, on a vu l’affaire du New York Times, après Patrick Chapatte (NDLR, ce dessinateur de presse a publié en 2019 un essai « La fin du dessin de presse au New York Times »), ils ont arrêté. 


D’ailleurs, la grande crainte de Plantu, c’était qu’après lui, il y ait une photo. 

Moi, je ne dirais pas que la liberté d’expression est en danger. 

Je crois qu’une rédaction, ce n’est jamais un chien qu’on mène en laisse. Ce sont vraiment des individualités. 

Ce sont aussi des gens qui ont certaines valeurs et qui sont combatifs. Je ne crois pas qu’elle va disparaître cette liberté d’expression. 

Mais il faut la défendre chaque jour. Ce n’est pas quelque chose qui est, en soi, inscrit dans le marbre, derrière lequel on s’abrite en se disant : je suis libre. 

On est libre et on est responsable. 

À partir de là, il y a toujours, non pas un juste milieu, parce que précisément, la caricature n’est pas un juste milieu, la caricature va appuyer là où ça fait mal, mais peut-être un équilibre à trouver.


Y a-t-il une pression nouvelle provenant des réseaux sociaux ? Ce sont les outils qui, par essence, donnent une immense liberté d’expression, mais qui sont aussi en train de la freiner, de la limiter. C’est un grand paradoxe, non ?

Je crois que ce sera quand même la grande désillusion de ces 20 dernières années. 

On a dit : on aura une démocratie augmentée, tout le monde pourra s’exprimer. Les paroles de ceux qu’on appelle « les invisibles » vont pouvoir s’exprimer. 

Et finalement, on observe deux choses. 

D’abord une radicalisation des opinions à travers les réseaux où ce n’est plus du débat, le débat devient du combat et du combat, on passe à « comment j’abats l’autre », c’est-à-dire que je le dénigre en tant que tel, je l’essentialise, et à partir de là, il n’y a plus de dialogue possible. 

Et l’autre chose, c’est évidemment le jeu des algorithmes qui nous rangent dans une case. 

On a chacun, vous et moi, notre ombre numérique qui nous calcule au sens propre du terme, qui en sait peut-être plus sur nous que nous-même et qui fait qu’on ne peut plus jamais, ou de moins en moins, être confronté à une opinion dissonante par rapport à ce qu’on pense. 

À partir de là, on fragmente la société et je pense que c’est très dangereux pour les démocraties. 

À partir du moment où l’on remplace un lien social par des liens communautaires ou par des liens identitaires, il y a un vrai danger pour la liberté d’expression.

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