mercredi 12 juin 2019

Le « New York Times » renonce aux dessins politiques

Sur le site du Monde.

Dessin de Joep Bertrams

Le New York Times a annoncé lundi 10 juin qu’il ne publierait plus de dessins politiques dans son édition internationale, un peu plus d’un mois après une polémique liée à une caricature jugée antisémite.

Le quotidien a expliqué qu’il réfléchissait depuis un an à « aligner » l’édition internationale sur celle publiée aux Etats-Unis, qui ne comprend plus de dessins politiques depuis de nombreuses années.

Il compte mettre ce projet à exécution à compter du 1er juillet.

La publication à la fin d’avril dans l’édition internationale d’un dessin représentant le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, et le président américain, Donald Trump, avait déclenché un tollé au sein de la communauté juive mais aussi au-delà.


Le chef du gouvernement israélien était dessiné sous la forme d’un chien guide, portant un collier avec une étoile de David, et tenu en laisse par le président américain, aveugle, avec une kippa sur la tête. 

Le quotidien avait d’abord présenté des excuses puis était finalement allé plus loin, la polémique ne faiblissant pas.

Le directeur de la publication, A. G. Sulzberger, avait décidé de lancer une procédure disciplinaire contre le responsable d’édition qui avait choisi la caricature du dessinateur Antonio Moreira Antunes.

Il avait également décidé de ne plus utiliser de caricatures proposées par une société extérieure, d’où provenait la caricature controversée.


« Peut-être devrions-nous commencer à nous inquiéter ? »

Pour Patrick Chappatte, l’un des dessinateurs vedette du New York Times, la décision annoncée lundi est directement liée à cette affaire, a-t-il expliqué sur son site. 

Celui qui collaborait avec le quotidien depuis plus de vingt ans regrette que « toutes ces années de travail restent inachevées à cause d’un seul dessin – qui n’était pas de moi – qui n’aurait jamais dû être publié dans le meilleur journal du monde »

« Ces dernières années, certains des meilleurs dessinateurs de presse aux Etats-Unis (…) ont perdu leur travail parce que leurs éditeurs les trouvaient trop critiques envers [Donald] Trump, a-t-il poursuivi. 

Peut-être devrions-nous commencer à nous inquiéter ? Et nous rebeller. 

Les dessinateurs de presse sont nés avec la démocratie et lorsque les libertés sont menacées, ils le sont aussi. »

Le responsable de la rubrique éditoriale du New York Times, James Bennet, a écrit sur Twitter que le quotidien souhaitait continuer à travailler à l’avenir avec Patrick Chappatte et avec Heng Kim Song, son autre dessinateur vedette, sur d’autres formats.

***

La Une du Temps après la décision du NYT de renoncer aux dessins de presse.


Le New York Times a décidé de ne plus publier de caricatures à caractère politique à partir du 1er juillet. 
Toute ma vie professionnelle, j’ai été guidé par cette idée : la liberté unique du dessin de presse doit s’accompagner d’un grand sens des responsabilités. 
Après avoir livré des dessins deux fois par semaine depuis plus de vingt ans dans l’International Herald Tribune d’abord, puis dans le New York Times, et reçu trois prix de l’OPC (Overseas Press Club of America) dans cette catégorie, je pensais que la cause des caricatures politiques était entendue (dans un journal qui leur était notoirement réticent dans le passé).
Prix de l'Overseas Press Club of America 2011

Prix de l'Overseas Press Club of America 2015

Prix de l'Overseas Press Club of America 2018
Ça, c’était avant. 
En avril 2019, une caricature du [Premier ministre israélien] Nétanyahou distribuée par des agences d’illustrations et publiée dans les éditions internationales a déclenché une indignation générale, des excuses du New York Times et la résiliation des contrats de syndication. 
À présent, un mois plus tard, le journal annonce la fin des dessins de presse maison au 1er juillet. 
Je pousse un soupir en posant mon crayon : tant d’années de travail, anéanties par un seul dessin – même pas de moi – qui n’aurait jamais dû être publié dans le meilleur journal du monde. 
Horde moralisatrice 
Je crains que l’enjeu, au-delà des caricatures, soit plus généralement le journalisme et la presse d’opinion. 
Nous vivons dans un monde où la horde moralisatrice se rassemble sur les médias sociaux et s’abat comme un orage subit sur les rédactions. 
Cela oblige les éditeurs à des contre-mesures immédiates, paralyse toute réflexion, bloque toute discussion. 
Twitter est un lieu de fureur, pas de débat. Le ton de la conversation est donné par les voix les plus déchaînées, et les foules en colère suivent. 
Ces dernières années, avec la Fondation Cartooning for Peace, créée avec le dessinateur français Plantu et feu Kofi Annan – un grand défenseur de la caricature – ou au “board” de l’Association des caricaturistes américains, j’ai constamment mis en garde contre le danger de ces tempêtes qui emportent tout sur leur passage. 
Si les dessins de presse sont une cible de choix c’est en raison de leur nature et de leur visibilité : ils condensent une opinion, ce sont des raccourcis visuels qui ont une capacité sans pareil à frapper les esprits. 
C’est leur force, et leur faiblesse. Mais je crois que les dessins sont surtout un révélateur.  
Souvent, la véritable cible, derrière la caricature, c’est le média qui l’a publiée. 
Les dessins politiques sont nés avec la démocratie. Et ils sont attaqués quand la liberté l’est. 
Les dessins sautent les frontières 
En 1995, quand j’avais vingt-et-quelque ans, je suis allé vivre à New York avec ce rêve fou : convaincre le New York Times d’avoir des dessins de presse. 
“Nous n’avons jamais eu de caricatures politiques et nous n’en aurons jamais”, m’a dit un directeur artistique. 
Mais j’étais têtu. Pendant des années, j’ai dessiné pour les pages Opinion et Livres du New York Times, puis j’ai persuadé l’International Herald Tribune (joint venture du New York Times et du Washington Post basée à Paris) d’avoir leur propre dessinateur de presse. 
Et dès 2013, après l’absorption de l’International Herald Tribune par le New York Times, j’y étais enfin : publié sur le site web du New York Times, sur ses réseaux sociaux et dans ses éditions papier internationales. 
En 2018, nous avons commencé à traduire mes dessins sur les sites Internet chinois et espagnol du New York Times. 
L’édition papier américaine restait le dernier bastion. 
Sorti par la porte, j’étais revenu par la fenêtre. Et j’avais donné tort à ce directeur artistique : le New York Times a eu du dessin de presse. Maison. À un moment de son histoire, il a osé. 
Aux côtés de The Economist et l’excellent Kal, le New York Times était l’un des derniers représentants du dessin de presse international – cela avait un sens, pour un journal américain qui se veut influent dans le monde. 
Les dessins sautent les frontières. 
À présent, qui montrera le roi Erdogan nu, quand plus un seul dessinateur turc ne peut le faire ? 
L’un d’eux, notre ami Musa Kart, est maintenant en prison. 
Des caricaturistes du Venezuela, du Nicaragua et de Russie ont été contraints à l’exil. 
Ces dernières années, certains des meilleurs caricaturistes des États-Unis, comme Nick Anderson et Rob Rogers, ont perdu leur emploi parce que leurs éditeurs jugeaient leur travail trop critique envers Trump. 
On devrait peut-être commencer à s’inquiéter. Et à riposter. Les dessins de presse sont nés avec la démocratie. Et ils sont attaqués quand la liberté l’est.  
“Jamais le pouvoir des images n’a été aussi grand” 
Curieusement, je reste positif. Nous sommes à l’ère des images. 
Dans un monde à courte durée d’attention, jamais leur pouvoir n’a été aussi grand. 
Des nouveaux champs de possibles s’ouvrent, non seulement en matière de dessins de presse, imprimés ou animés, mais aussi dans de nouvelles formes, comme les conférences dessinées sur scène ou les reportages en bande dessinée – un genre que je défends depuis 25 ans. 
(Je suis d’ailleurs heureux d’avoir fait entrer le BD reportage au New York Times avec une série dans les couloirs de la mort en 2016. L’année suivante, un autre BD reportage sur les réfugiés syriens, de Jake Halpern et Michael Sloan, a valu un prix Pulitzer au New York Times.) 
Nous sommes aussi à une période où les médias ont besoin de se renouveler et de toucher de nouveaux publics. 
Il faut juste cesser de craindre la foule en colère. 
Dans ce monde de fous qui est le nôtre, l’art du commentaire visuel est plus que jamais nécessaire. Tout comme l’humour.
Patrick Chappatte 

À lire également:

Le «New York Times» renonce aux dessins politiques : «Aujourd’hui, les rédactions préfèrent les photos aux dessins»  sur le site de Libération.

***

Patrick Chappatte répond aux questions de Chamz Iaz sur le site du Temps:


Le Temps: Suite à sa publication, le «NYT» a décidé de renoncer aux dessins de presse. L’avez-vous senti venir?

Chappatte: Depuis 2013, nous étions deux dessinateurs à l’interne: moi, qui faisais deux dessins par semaine, et un dessinateur de Singapour, qui réalisait un dessin sur l’Asie.

Les autres jours, le journal reprenait des dessins d’agence du monde entier. On jouissait d’une grande visibilité, car on était repris sur le site web, les réseaux sociaux et mes dessins étaient même traduits depuis l’an dernier en espagnol et en chinois. 

Mais, quand ce dessin d’un collègue portugais est paru, le NYT a géré ce problème en cascade et cela a jeté un froid sur toute la profession.

Il y a encore un mois je recevais un prix pour un dessin publié dans ce journal et les félicitations de l’éditeur. 

Il y a une relation de cause à effet regrettable. Je suis entré dans ce média par la fenêtre, il y a plus de vingt ans. La position historique du NYT était de ne pas avoir de dessin de presse, comme s’il n’était pas suffisamment subtil ou contrôlable. 

C’est un retour en arrière! Ils en ont le droit, bien sûr, mais le contexte dans lequel ça s’est fait laisse un goût très désagréable. 

Le terrain est devenu très glissant. C’est dommage de réagir ainsi, car cela envoie de mauvais signaux. 

Le NYT est un étalon auquel les médias se réfèrent. Et il est aujourd’hui un bien triste exemple.


Pourquoi avoir annoncé sur votre site, en primeur, l’arrêt des dessins de presse?

La gestion de cette crise est symptomatique.

Il y a un mois, quand ce dessin sur Netanyahou est paru, des internautes étaient choqués à juste titre, et sont tombés sur le NYT. 

Le fils de Trump a retweeté, Trump aussi, puis Fox News et Breitbart en ont parlé. Le journal a regretté, s’est excusé, mais cela n’a pas été accepté par la foule en furie. 

Le NYT a publié deux éditoriaux, dont un très dur de Bret L. Stephens, mais il n’y a pas eu d’analyses, de recul, sur cette situation. 

Pourquoi est-ce arrivé? Qu’est-ce qu’un dessin? Et pourquoi celui-ci est-il problématique? 

Quelques jours après, l’éditeur a annoncé l’arrêt de l’utilisation de dessins d’agence. 

Ils voulaient encore garder les dessinateurs internes. Je pensais que le gros de l’orage était passé.

Mais ils avaient géré cette histoire de manière tellement défensive que je ne voyais pas comment arriver à faire du dessin de presse normalement. 

Cela a légitimé toutes les attaques dont les réseaux sociaux sont coutumiers. 

Puis, ils m’ont fait savoir qu’ils allaient arrêter les dessins de presse en juillet. J’ai décidé de partir tout de suite, car le charme était rompu. 

J’ai alors publié ce texte, même s’ils n’avaient pas encore communiqué sur cette décision, car cela va bien au-delà de moi et du dessin de presse. 

Dans ce monde on est prompt à être choqué. 

Les premières voix, les plus outragées, qui se font entendre sur les réseaux sociaux définissent toute la discussion. Celles qui se sont exprimées en premier, il y a un mois, ont défini ce qu’était le NYT. 

Le journal était emprisonné dans ces filets. 

Paradoxalement, les rédactions ne semblent pas être préparées face à la foule enragée qui mène des croisades morales sur internet.


Quelle est la situation des dessinateurs de presse aux Etats-Unis?

Elle est inquiétante. 

Deux des meilleurs dessinateurs, selon moi, ont perdu leur job, car leurs éditeurs ou chefs de rubrique étaient pro-Trump et trouvaient que leurs dessins étaient trop critiques envers le président. 

C’est aussi arrivé à un ami du Los Angeles Times, dont le propriétaire est aussi fan de Trump, qui lui, a été contraint de partir. 

S’il est réélu et obtient une majorité dans la foulée au Congrès, on entrera dans une période vraiment dangereuse pour la démocratie. 

Les libertés sont testées, même là où on les croyait acquises.

C’est pour cela qu’il y a de telles réactions sur les réseaux, des désabonnements et des appels à écrire au NYT. Les Américains le ressentent et s’inquiètent. 

En fin de compte, une caricature de Trump, pour ou contre, cela revient au même: parler de lui. 

Mais les hommes forts ont le cuir très fin et ses supporters arrivent à obtenir des succès en déclenchant leur furie. 

Il est temps qu’on se réveille pour ne pas laisser la partie être gagnée par ceux qui crient le plus fort. 

Les dessins sont des prétextes, il faut s’inquiéter de ce que cela révèle. Au-delà d’eux, c’est le journalisme qui est visé par cette rage. 

Il faut que les rédactions soient préparées et gardent leur sang-froid.


AJOUT

Pierre Kroll : “Le métier de caricaturiste est en danger” sur le site de Courrier international.

LE SOIR: Sur la forme, que pensez-vous du dessin polémique ?

PIERRE KROLL: Je ne suis pas sûr qu’il soit antisémite mais il est sans doute maladroit. Il véhicule certaines images difficiles. 

Mais The New York Times l’a publié : à lui de l’assumer plutôt que de décider qu’il n’en publiera jamais plus d’autres. 

Il y a quelques années, on m’a demandé ce que je pensais d’un tifo (une banderole) des supporters du Standard où on voyait la tête décapitée de Defour [ancien capitaine du Standard passé à Anderlecht]. 

J’ai répondu que je n’aimais pas, que je trouvais ça très con et très lourd. On m’a alors demandé s’il fallait interdire ce genre de choses au stade… 

Non ! La liberté d’expression, elle vaut aussi pour les cons – parce que si on commence à déterminer qui a le droit à la liberté d’expression, il n’y a que les proches du régime en place qui l’auront.

Pour en revenir à la polémique qui nous occupe, je ne dis évidemment pas que le confrère qui a dessiné dans The New York Times est con, mais qu’il faut souffrir de ne pas apprécier un dessin sans les interdire tous et sans mettre tous les dessinateurs au ban. 

On peut dire calmement son désaccord avec un dessin, comme avec n’importe quelle opinion. Et s’il va trop loin, parce qu’il est vraiment raciste ou antisémite par exemple, il tombe alors sous le coup des lois en vigueur.

Votre métier est menacé ?

Oui, je crois que mon métier est menacé et qu’il pourrait même disparaître. Et je ne suis pas le seul à le penser. 

Quelles sont les deux fonctions d’un dessinateur dans un journal généraliste ? 

Un peu distraire, il ne faut pas en avoir honte. Et un peu éditorialiser. 

Les deux sont menacés. Les dessins d’humour sont en train de disparaître des journaux. 

Ça coûte de l’argent et on peut s’en passer. Et les dessinateurs éditorialistes sont sous pression. 

Tant qu’à prendre des risques sur le conflit israélo-palestinien, on se dit : autant laisser ça à un éditorialiste responsable, qui est plus sûr que le dessinateur de service. 

Et en même temps, il y a une vraie demande de la part du public : je vous ai cité le nombre de fans sur ma page Facebook.

Une mesure comme celle prise par The New York Times est-elle imaginable chez nous aussi, ou ça vous étonnerait quand même ?

Non, ça ne m’étonnerait pas. Pas par censure mais par lassitude face aux réactions trop nombreuses qui arrivent.

Propos recueillis par William Bourton

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