samedi 22 juin 2019

Patrick Chappatte sur son contrat au «New York Times»

Sur le site de Libération.


Le contrat de Patrick Chappatte a pris fin avec la décision du New York Times d’arrêter les caricatures. Il revient sur ce qui selon lui peut aller jusqu’à l’«autocensure».

Patrick Chappatte, 52 ans, a été dessinateur de presse pendant plus de vingt ans pour l’International Herald Tribune, puis pour l’édition internationale du New York Times. C’est l’une des rares voix au sein du quotidien américain à s’être élevée contre la décision d’arrêter les caricatures dans ses colonnes.

Avez-vous eu des nouvelles du New York Times depuis votre post de blog, dans lequel vous avez des mots critiques envers le journal ?

Non, mais je ne m’attendais pas à en avoir non plus. J’avais appris la nouvelle de la fin des caricatures dix jours avant mon post et la porte a été laissée ouverte à d’autres formes de collaboration, comme le reportage BD.

On m’a dit que je pouvais pitcher des projets. Mais ça ne remplace pas forcément le dessin de presse et mon contrat se termine. Ils ont finalement décidé de prendre la mesure la plus simple et la plus radicale : comment gérer la liberté du dessinateur ? 

C’est plus simple de ne pas en avoir. Leur position est que la décision de supprimer la caricature n’a rien à voir avec l’affaire du dessin qui a fait scandale. Que le dessin de presse, ça n’est pas pour eux. 

Comment un tel message peut-il être reçu par des dessinateurs dans le monde qui ont payé dans leur sécurité, certains par leurs vies, par ceux qui sont en prison ou en exil ? Ça ressemble quand même à de l’autocensure préventive.

Y a-t-il au New York Times une forme de peur de la subversion du dessin de presse ?

Le dessin de presse est en tout cas difficilement contrôlable selon les critères auxquels ils sont habitués. Un texte, il y a de l’editing, de la relecture, on peut changer un mot ici ou là.

Le dessin est une image en un bloc. On peut parfois décider de ne pas publier un dessin, mais on peut aussi publier un dessin et se rendre compte qu’il vous éclate à la figure. 

La crise liée à ce dessin polémique au NYT aurait dû permettre un débat. Mais quand les journaux sont la cible d’attaques, ils ont de la peine à appliquer pour eux-mêmes les principes de leur métier : mettre en perspective, prendre du recul, analyser. 

Il n’y a plus de public editor au Times, quelqu’un qui aurait joué ce rôle, qui aurait dit : «Attendez, calmons-nous, voilà ce qui s’est passé, pourquoi ce dessin, etc.»

Le dessin d’Antonio Antunes représentant un Trump aveugle tiré par la laisse d’un chien Nétanyahou était-il selon vous un dessin clairement antisémite ?

On peut avoir une discussion là-dessus. Mais on n’a eu qu’anathèmes d’un côté et excuses de l’autre.

L’accusation d’antisémitisme, c’est un killer argument. Il n’y a pas de demi-antisémite, on est antisémite ou on ne l’est pas. 

Une fois que l’accusation est donnée, que l’étiquette infamante est mise, on ne peut pas tellement débattre. C’était un dessin malheureux, qui n’avait rien à faire dans le New York Times.

Antonio, c’est la bonne vieille gauche antisioniste propalestinienne. Son intention était clairement politique, mais il y avait une utilisation de clichés problématiques. 

La polémique a vite enflé sur les réseaux sociaux, et les premières voix, les plus outragées, énervées, ont donné le ton : Fox News, Breitbart, le fils de Trump… tous ravis d’agresser le New York Times

À travers le dessin, c’est le journal qu’on attaque.

L’affaire peut-elle pousser des journalistes du New York Times à s’autocensurer sur certains sujets pour éviter les problèmes ?

L’écrit, ils maîtrisent, ils ont plus d’outils pour nuancer et se défendre. Mais, c’est sûr, ça envoie un message à l’intérieur du Times et à l’extérieur.

Oui, c’est compliqué la liberté, c’est parfois dérapant, salissant. Parfois aussi, les messages ne sont pas taillés comme il le faudrait. 

Mais il faut avoir un peu les reins solides et accomplir sa mission : gérer les espaces de liberté et les défendre.

La profession de caricaturiste est-elle de plus en plus menacée ?

Elle est prise entre trois feux.

D’abord l’affaiblissement économique de la presse : les journaux sont sous pression et ont peur de perdre des lecteurs. 

Ensuite, on l’a bien vu avec Charlie et les caricatures danoises, les malentendus sont programmés avec l’humour en images, car l’humour est local mais l’image est globale. 

Et le troisième facteur, c’est celui du politiquement correct, mais le mot me fatigue. Je dirais plutôt la revendication des offensés pour que non seulement l’offense soit reconnue, mais aussi qu’on leur rende justice. 

La balance entre la liberté d’expression et ces revendications est clairement en train de pencher d’un côté. 

À ce jeu-là, toute forme d’humour, de satire et de saine caricature devient carrément impossible.

Mais les racistes, les antisémites ou homophobes s’abritent aussi derrière la liberté d’expression pour déverser leur haine…

Oui, on l’a vu avec l’affaire des caricatures de Mahomet.

Ce que je défends, c’est la liberté d’expression de caricaturistes professionnels. Nous ne sommes pas les soldats de la guerre des autres. Pas plus que nous sommes les pions derrière lesquels s’abritent ceux qui brandissent l’étendard de la liberté d’expression pour mieux dissimuler un agenda antimusulman, comme l’a fait Marine Le Pen à l’époque. 

Ou que nous sommes les alibis de ceux qui militent pour la censure dès lors que l’on critique les religions. 

Les tentatives de manipulations viennent des deux côtés. La seule guerre que doivent mener les dessinateurs de presse, c’est la guerre contre la bêtise et l’atrocité.

Avez-vous été confronté à des problèmes majeurs en raison de vos dessins ?

Curieusement, non, je n’ai jamais été à l’origine ou victime d’un scandale international en près de vingt ans d’exposition à l’International Herald Tribune ou au New York Times.

Soit ça veut dire que j’ai fait tout juste - soit tout faux… Mais des dessins ont fait réagir. L’un d’entre eux, avec Shiva, a valu une longue campagne de lettres courroucées de lecteurs indiens. 

Patrick Chappatte, International Herald Tribune

Mon chef de l’époque a tenu tête, défendu mon boulot, et ne m’en a informé que bien après coup. 

Un autre dessin, sur la venue aux Etats-Unis de Nétanyahou, qui s’est présenté devant le Congrès sans rendre visite à Barack Obama, a valu au New York Times des réactions. 

Patrick Chappatte, International New York Times
La cohorte s’est levée le samedi sur les réseaux sociaux, avec des comparaisons entre le NYT et Goebbels. C’était chaud. 

Mais le lundi, le journal m’a demandé de faire un deuxième dessin sur le même sujet ! J’ai poussé un grand ouf de soulagement.

L’époque a-t-elle changé depuis vingt ans, avec ce sentiment de ne plus être protégé par la direction de la rédaction ?

C’est pour cela que je dis qu’il faut se réveiller, qu’il faut résister. Ne pas baisser les bras. Le rapport de force est désormais totalement asymétrique entre les médias traditionnels, sur la défensive, et les réseaux sociaux, hyperpuissants. 

D’un côté, un long travail d’information, de vérification, de modération, de long terme. De l’autre, les vannes ouvertes au tout-venant, à l’instantané, aux rumeurs, et des technologies qui sont des amplificateurs de colère. 

Les rédactions n’ont pas de raisons de reculer, elles doivent tracer une ligne. Après tout, les réseaux sociaux ne sont pas leurs rédacteurs en chef, ni forcément leurs lecteurs.

Vous vous sentez soutenu ?

Cette histoire a eu un écho assez étonnant. Parce que le New York Times est un grand quotidien emblématique, mais aussi plus largement, le questionnement sur les réseaux sociaux amène un vrai débat sur le rôle de la satire, de l’humour, du dessinateur de presse.

Le changement capitalistique de grands journaux, désormais propriété de milliardaires, joue-t-il dans cet affaissement que vous dénoncez ?

Je ne le vois pas ainsi. Chaque journal a son histoire. Et il n’est pas sûr que les ordres, les autocensures viennent de si haut. 

Le problème, c’est qu’à l’échelle sociétale et individuelle, au niveau de la démocratie et du débat civique, en passant par les échanges entre individus, on est tous des adolescents, on est en train de laisser les réseaux sociaux et les smartphones dicter nos vies et les rendre stupides. 

Les médias intimidés tendent à intégrer les codes des réseaux sociaux. Sur leurs sites, on met en avant les articles les plus lus, les plus appréciés, etc. Ça les transforme en sous-réseaux sociaux. Et ils sont plus que jamais vulnérables.

Y a-t-il des sujets que vous ne traitez pas ou ne traitez plus ?

Non, pas si on est en confiance avec une rédaction et que des gens nous soutiennent.

Je montre plusieurs esquisses à cinq, six personnes, parmi lesquelles le rédacteur en chef a une voix comme les autres, puis je choisis moi-même quelle esquisse continuer : pas forcément la première dans le vote, mais jamais la dernière, car je fais confiance aux journalistes avec qui je travaille. 

C’est un processus éliminatoire professionnel et salutaire. N’oublions pas que la corbeille à papier fait partie intégrante de ce métier, et tant mieux. Il y a des bonnes idées, et d’autres bonnes pour la corbeille.

Y a-t-il plusieurs écoles du cartoonist ; l’une anglo-saxonne, plus poétique, l’autre latine, plus politique-polémique ?

Non, les dessinateurs américains peuvent être très «in your face». Très forts.

Mais il y a en revanche des humours différents car l’humour est très culturel. 

Quand le drame de Charlie Hebdo s’est produit en janvier 2015, je vivais à Los Angeles. J’ai passé des semaines à expliquer l’humour français, l’esprit «bête et méchant», le second degré, les différences de sensibilité. 

La prise en compte des minorités est très aiguë outre-Atlantique : on n’«insulte» pas l’autre. Mais politiquement, la caricature peut être merveilleusement agressive.

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