mercredi 25 novembre 2020

Un bal tragique : le jour où « Charlie Hebdo » est né

 Stéphane Mazurier sur le site de l'Obs.


À quoi Georges Bernier peut-il bien penser en ce matin du mardi 10 novembre 1970, quand il se rend rue de Flandre ? 

À quoi peut bien penser cet homme de 40 ans, dont la vie épaisse l’a mené de son village d’Aubréville, dans la Meuse, aux rizières d’Indochine, où il s’engagea à la fin des années 1940, répondant à l’appel d’une armée française en manque de soldats pour défendre cette vieille colonie d’Extrême-Orient ? 

Peut-il un instant s’imaginer que, dans les heures et les jours à venir, un bal tragique bouleversera son histoire personnelle, mais aussi l’histoire de la presse française et finalement l’histoire de France tout court ? 

Peut-il envisager que la mort d’un vieux général entraînera la naissance d’un nouveau journal, Charlie Hebdo ?

En ce matin du 10 novembre 1970, Georges Bernier pense plutôt, encore et toujours, à Hara-Kiri, ce mensuel « bête et méchant », qu’il cofonda il y a dix ans avec Cavanna

Bernier rencontra François Cavanna en 1954 à la rédaction d’un petit journal, Zéro, qui ne se vendait que par colportage et qui était la propriété d’un certain Jean Novi. 

Bernier, formidable meneur d’hommes, en était le directeur des ventes et Cavanna le rédacteur en chef. 

Ce fils de Rital, envoyé en Allemagne dans le cadre du STO pendant la Seconde Guerre mondiale, fut d’abord un dessinateur de presse, admirateur de Dubout, Bosc, Chaval, mais aussi du journal satirique américain MAD

Dessin de Cavanna tiré du Dico Solo publié en 2004 aux Éditions AEDIS

Bernier songe souvent à ce jour de 1960 où Cavanna et quelques-uns de ses amis dessinateurs, dont Fred, lui proposèrent de prendre la direction d’un nouveau journal, et donc de quitter Zéro – devenu entre-temps Les Cordées

Ainsi fut créé Hara-Kiri, titre imaginé par Cavanna.

Hara-Kiri #1, septembre 1960


« Bête et méchant », comme la civilisation moderne

Depuis dix ans, le « journal bête et méchant » s’emploie à révolutionner l’humour, à en finir avec l’ancien régime des blagues à la papa, des maris cocus et des amants dans le placard. 

Depuis dix ans, Hara-Kiri s’enorgueillit de rire de tout, même et surtout du tragique, de se moquer joyeusement de la société de consommation comme de la société puritaine. 

L’humour ne saurait être que « bête et méchant », précisément parce que la civilisation moderne est elle-même « bête et méchante »

Autour de Cavanna, le rédacteur en chef, et de Bernier, le directeur de la publication, se sont rassemblés, au cours de la décennie soixante, de talentueux dessinateurs, dont Hara-Kiri a peu à peu forgé la renommée.

Reiser, le plus jeune, avait déjà placé quelques dessins dans Cordées, quand il n’avait que seize ans et était garçon de course chez les vins Nicolas. 

Issu d’un milieu très populaire, Reiser peut se définir comme un autodidacte du dessin, à la différence des quatre géants qui rallièrent Hara-Kiri dès ses premiers numéros : Gébé, Cabu, Wolinski et Topor

Gébé, de son vrai nom Georges Blondeaux, n’a certes reçu qu’une formation de dessinateur industriel, mais il commençait à placer quelques planches dans Ici-Paris ou Paris-Match quand il poussa la porte de la rédaction. 

Jean Cabut, qui dessinait probablement avant de savoir marcher, avait suivi des cours à la fameuse école Estienne.

Quant à Wolinski et Topor, ils furent étudiants aux Beaux-Arts. 

C’est Topor qui a imaginé une des premières affichettes publicitaires de Hara-Kiri : un visage écrasé par un énorme coup de poing, illustrant ainsi la définition de l’humour selon Cavanna, un « coup de poing dans la gueule »



En cet automne 1970, Bernier regrette sans doute que Topor ait quitté depuis cinq ans Hara-Kiri pour d’autres épopées artistiques. 

D’autres dessinateurs ont toutefois rejoint l’équipe à partir du milieu de la décennie, comme Pierre Fournier, discret fonctionnaire se doublant d’un pamphlétaire écologiste passionné, ou le Néerlandais Bernhard Willem Holtrop, alias Willem, ancien élève des Beaux-Arts aux Pays-Bas, figure du mouvement provo, et qui tenait à Amsterdam un journal, God, Nederland & Oranje, dont l’irrévérence avait conduit à l’interdiction. 


Willem débarqua à Paris peu avant les événements de Mai 68 et entra quelques semaines plus tard à la rédaction de Hara-Kiri.

Cette rédaction ne compte cependant pas que des dessinateurs. Cavanna ne dessine plus guère, mais il a rédigé en dix ans un nombre incalculable de textes pour Hara-Kiri, usant de multiples pseudonymes. 

Bernier lui-même s’est mis peu à peu à l’écriture, pour épauler Cavanna. Pour les deux têtes pensantes de Hara-Kiri, ce fut une bénédiction que l’arrivée en 1967 d’une prolifique plume, celle de Delfeil de Ton, pseudonyme mystérieux d’un nommé Henri Roussel, fanatique de jazz, de Léautaud et de Queneau.

En ce mardi 10 novembre 1970, sur le chemin qui le mène donc rue de Flandre, Bernier se souvient sans doute qu’il fut un temps pas si lointain où Hara-Kiri se vendait bien, jusqu’à 250 000 exemplaires au milieu des années soixante, quand il fut, en mai 1966, interdit. 

Il s’agissait de la deuxième censure qui frappait le mensuel, après celle subie dès 1961, alors même qu’il ne comptait encore guère de lecteurs. 

Les deux interdictions, prononcées officiellement sur demande d’une Commission de surveillance des publications destinées à la jeunesse, s’appuyaient sur le même motif : la prétendue « pornographie » du journal et donc son caractère « dangereux pour la jeunesse », et ce alors même que Hara-Kiri n’a jamais été une publication destinée aux jeunes. 

Ces interdictions furent très douloureuses pour Bernier, Cavanna et les autres, singulièrement la seconde, qui dura près d’un an et entraîna la dispersion de plusieurs membres de l’équipe. 

Ainsi, Reiser et Gébé, privés de sources de revenus, rejoignirent Pilote, le journal de Goscinny, où Cabu travaillait déjà, parallèlement à Hara-Kiri, depuis quelques années.



« Si vous aimez les calembours, l’esprit bien parisien, les histoires de cocu, n’achetez pas ! »

En arpentant les rues de Paris, ce 10 novembre 1970, Bernier se rappelle probablement l’ambiance révolutionnaire qui y régnait deux ans et demi plus tôt. 

Mai 68 l’avait beaucoup amusé, par ses aspects carnavalesques et foutraques. Il interpréta fièrement cette révolte où s’exprimait à la fois le rejet du consumérisme et un goût pour la subversion, comme le fruit de la lecture de Hara-Kiri par toute une jeunesse ! 

Et puis, Mai 68 avait forgé la conscience politique de plusieurs dessinateurs, notamment ceux qui collaborèrent alors à L’Enragé, le journal de Siné



Ce brûlot prenait clairement le parti des étudiants et des grévistes, tirant à boulets rouges sur le pouvoir gaulliste, et les dessins de Wolinski et Cabu notamment contenaient une charge politique bien plus forte que dans Hara-Kiri.

L’expérience de L’Enragé, quoique éphémère, avait montré qu’il était possible de traiter de façon « bête et méchante » l’actualité, à condition de paraître plus régulièrement, par exemple chaque semaine, et non pas chaque mois. 

Wolinski avait insisté, Cavanna s’était laissé convaincre et finalement Bernier avait accepté de tenter l’aventure. Et avec Bernier, ce ne pouvait pas être une petite aventure. 

Ainsi, il ne se contenta pas de simplement transformer le mensuel Hara-Kiri en hebdomadaire, mais de fonder un « prolongement hebdomadaire » à Hara-Kiri  

Nous étions au début de l’année 1969, dans les locaux de Hara-Kiri  rue Montholon, à proximité du square éponyme, qui donna son nom à la société créée par Bernier quelques mois auparavant, les Éditions du Square. 

L’équipe rédactionnelle réfléchit longuement au titre que pourrait prendre cet hebdo. Hara-Kiri vite fait ? Hara-Kiri vite lu ? Vite fait vite lu ? Finalement, on opta pour l’évidence : ce serait Hara-Kiri Hebdo.

Le premier numéro sortit dans les kiosques le 3 février 1969, avec un « éditorial pour ceux qui aiment ça », signé Cavanna. 

Le rédacteur en chef de Hara-Kiri et donc de son « prolongement hebdomadaire » donnait tout de suite le ton : ce nouveau journal serait un journal d’humour, « sans façons, mais pas sans prétention »

« Si vous aimez les calembours, l’esprit bien parisien, les histoires de cocu […] n’achetez pas ! », ajoutait Cavanna, reprenant ici les valeurs cardinales de l’humour « bête et méchant »

L’ours contenait une curiosité : sous le nom du directeur de la publication (Georges Bernier) et de celui du rédacteur en chef (François Cavanna), figurait un « ministre sans portefeuille », Wolinski. 

Il faut dire que c’était alors la vedette du journal, qu’on le connaissait dans tout le pays, surtout pour ses dessins publicitaires vantant les mérites d’une barre chocolatée


Il méritait bien ce titre honorifique imaginé par Cavanna, lequel n’avait pas non plus oublié que Wolinski était, avec Reiser, le seul dessinateur à être resté à Hara-Kiri, lors de sa deuxième interdiction, en 1966-1967.

« Charlie » avant « Charlie »

Moins de trois semaines après la sortie de Hara-Kiri Hebdo, les Éditions du Square lançaient un nouveau mensuel, Charlie, entièrement consacré à la bande dessinée. 

Charlie Mensuel  #1, février 1969, couverture de Schultz

C’est Delfeil de Ton qui lui souffla l’idée à Bernier : il existait en Italie un journal de ce genre, Linus, qui connaissait un certain succès. 

Linus était le nom d’un des personnages des « Peanuts », de Charles Schulz

Bernier proposa alors assez naturellement le titre de Charlie, en référence à un autre protagoniste de la bande dessinée de Schulz, Charlie Brown. 

Delfeil de Ton fut nommé rédacteur en chef, mais il abandonna assez vite cette fonction, qu’il transmit à son copain Wolinski. 

Et donc, alors que Hara-Kiri se vendait mal, Bernier le téméraire avait fait le pari de créer deux nouveaux titres en l’espace de quelques semaines !

Les colonnes de Hara-Kiri Hebdo d’abord entièrement remplies par seulement neuf personnes (Bernier, Cavanna, Reiser, Cabu, Gébé, Wolinski, Willem, Fournier et Delfeil de Ton), s’ouvrirent au début de l’année 1970 à deux nouvelles plumes : Isabelle Cabut, l’épouse du dessinateur, et au journaliste musical Pierre Lattès, qui cachait son identité derrière le titre de sa rubrique, « Méchamment pop »

Entre-temps, Hara-Kiri Hebdo avait été rebaptisé, dès mai 1969, L’Hebdo Hara-Kiri, sans doute parce que le nom Hara-Kiri  sentait le soufre, faisait peur aux kiosquiers et qu’il était ainsi préférable de faire apparaître en plus gros « L’Hebdo »


Mais ce changement de titre ne redressa pas du tout les ventes. Avec seulement quelques dizaines de milliers d’exemplaires vendus chaque semaine, L’Hebdo Hara-Kiri risque de faire couler les Éditions du Square. 

En ce mois de novembre 1970, Bernier songe de plus en plus sérieusement à arrêter sa publication pour mieux se concentrer sur les deux mensuels, Hara-Kiri et Charlie.

Arrivé rue de Flandre, il salue Jacques Chenard, alias Chenz, un photographe qui travaille à Hara-Kiri depuis plusieurs années. 

Le journal accorde en effet une place majeure à la photographie, qu’il s’agisse de romans-photos parodiques, de fausses publicités, ou de désopilantes fiches-cuisine et fiches-bricolage. 

Ce sont précisément des fiches-bricolage que Bernier et Chenz doivent aujourd’hui mettre au point. 

Avant Chenz, Bernier pouvait compter sur un autre photographe, Michel Lépinay. En mars 1962, Lépinay réalisa ainsi une page où une jeune fille confessait ses problèmes de bas qui filent à un éminent scientifique. 

C’est Bernier qui joua le rôle du savant, baptisé « professeur Choron », en référence au nom de la rue où se trouvait alors le siège de Hara-Kiri  

Dès lors, comme l’écrit Cavanna, « la chrysalide devint papillon. Bernier enfin fut Choron. Professeur Choron. » 

C’est à cette époque qu’il se rasa le crâne, abandonna son costume-cravate pour un pardessus et un polo rouge et s’offrit un fume-cigarette pour griller ses soixante Pall Mall quotidiennes. 

L’homme Bernier se doublait depuis du personnage Choron.


« Le général de Gaulle est mort »

Rue de Flandre, Choron et Chenz commencent donc à travailler à leurs fiches-bricolage quand, un peu avant dix heures, le poste à transistor crache la nouvelle : « Le général de Gaulle est mort »

« Ce grand con… » se dit alors Bernier. Hara-Kiri et de Gaulle, c’est une vieille histoire. 

Les deux interdictions subies par le mensuel dans les années 60 ne lui furent en effet pas complètement étrangères puisque prononcées par un fidèle d’entre les fidèles du général, le ministre de l’Intérieur Roger Frey. 

Il est même très probable que la deuxième interdiction, celle de 1966, ait été exigée par Yvonne de Gaulle elle-même, qui était une dame très à cheval sur les questions de morale et de vertu. 

À quoi Georges Bernier peut-il bien penser lorsqu’il apprend la mort de De Gaulle ? Certainement pas à l’homme de la Résistance, mais à celui qui a fait s’abattre la censure sur Hara-Kiri.

C’est le président Pompidou en personne qui a annoncé l’information à la télévision. 

« La France est veuve », a affirmé celui qui avait, dix-huit mois auparavant, pris place sur le trône élyséen, lorsque L’Hebdo Hara-Kiri sortait ses premiers numéros. 

En d’autres termes, l’hebdo n’a guère eu le temps de brocarder la présidence gaullienne, puisque Pompidou a été élu quatre mois seulement après les débuts du journal. 

Depuis son arrivée au pouvoir, la France est secouée par des espèces de soubresauts post-soixante-huitards, et donc se maintient une forte agitation gauchiste marquée par quelques coups d’éclats, comme le pillage de l’épicerie de luxe Fauchon, en mai 1970, qu’organisèrent des groupes maoïstes avant de redistribuer leur butin aux habitants des bidonvilles et foyers de travailleurs de la banlieue parisienne.

L’Hebdo Hara-Kiri salua cette initiative, mais à sa manière « bête et méchante », donc avec humour plutôt qu’esprit de sérieux. 


De la même façon, l’hebdomadaire prit la défense du journal maoïste La Cause du peuple, lorsque celui-ci fut interdit par décision ministérielle, et applaudit la position de Sartre, qui devint directeur de ce journal pour mieux le protéger. 

Cela ne voulait pas dire que Cavanna, Choron et tous les autres étaient devenus des thuriféraires de la Grande Révolution culturelle prolétarienne, que Reiser et Wolinski avaient enfilé des tenues de Gardes rouges. 

Dans le cas de La Cause du peuple, il s’agissait aussi de défendre la liberté d’expression contre une sorte de censure d’État, dont Hara-Kiri fut lui-même naguère la victime.


Journal gauchiste, L’Hebdo Hara-Kiri ?

Cette répression gouvernementale qui frappe particulièrement les groupes d’extrême gauche est incarnée par le ministre de l’Intérieur Raymond Marcellin, mais aussi, dans une moindre mesure, par le garde des Sceaux, René Pleven, l’homme qui fut à l’origine de la fameuse « loi anti-casseurs » votée en juin 1970 et qui vise implicitement à empêcher une nouvelle flambée de manifestations. 

En somme, et malgré le projet réformiste de « Nouvelle Société » imaginé par le Premier ministre Chaban-Delmas, L’Hebdo Hara-Kiri retient surtout de ce début de mandat pompidolien le climat de violence policière, les charges de CRS sur de jeunes manifestants pour qui 68 n’était qu’un début et qu’il fallait continuer le combat.

Journal gauchiste donc, L’Hebdo Hara-Kiri ? 

Pas vraiment, au regard de la presse trotskyste et maoïste de l’époque, qui ne manifestait guère d’humour et qui prêchait des dogmes au lieu d’entretenir le doute critique cher à Cavanna. 

Certes, plusieurs membres de l’équipe cultivent des amitiés avec des gens d’extrême gauche, comme Wolinski, mais cela ne l’empêche pas de dessiner pour de la publicité commerciale, ni de travailler pour le très peu gauchiste Journal du dimanche

La violence de certaines organisations d’extrême gauche ne pouvait que déplaire au pacifiste Cabu, lequel se reconnaissait davantage chez les autogestionnaires du PSU et de la CFDT. 

Quant à Reiser, le fils de prolo, il fut profondément agacé par ce simulacre de révolution que constituait selon le Mai 68 des étudiants, alors largement issus d’une bourgeoisie qu’ils renâclaient alors à rejoindre.


« Bagatelles pour un incendie »

Néanmoins, depuis quelques jours, et jusqu’à la mort de De Gaulle, ce ne sont pas des problèmes politiques qui dominent l’actualité. 

La quasi-totalité de la presse se passionne pour un effroyable fait divers, survenu le 1er novembre : l’incendie d’une discothèque, le « 5/7 », située à Saint-Laurent-du-Pont, dans l’Isère. 

Pour des raisons encore inconnues cinquante après, un feu s’était déclenché dans la boîte de nuit, provoquant la mort de 146 personnes, pour la plupart des jeunes gens de dix-huit à vingt-cinq ans. 

L’ampleur du drame s’expliqua surtout par l’impossibilité de sortir de la discothèque : les tourniquets installés à l’entrée pour éviter les resquilleurs avaient ainsi pris au piège plus d’une centaine de gamins. 

La plupart des journaux français consacrèrent pendant huit jours des pages entières à l’événement. 

Toujours en pointe dans l’exploitation du sordide, Le Détective évoqua le « bal maudit », puis, la semaine suivante le « bal de la mort, de la honte, de la colère ». 


Certains éditoriaux insistèrent sur la tragédie d’une génération, celle des baby-boomers, fans de musique pop et partisans d’une liberté sexuelle.

L’Hebdo Hara-Kiri reprit également cette information, mais il la traita sur un mode très singulier, comme toujours. 

En couverture du numéro 93, daté du 6 novembre, Wolinski représenta ainsi les ruines fumantes d’un dancing, avec cette inscription sur une banderole : « Pendant les travaux le bal continue »


Delfeil de Ton consacra même toute sa page à cet événement, dans un papier intitulé « Bagatelles pour un incendie », pastichant ainsi le titre du pamphlet antisémite de Céline, « Bagatelles pour un massacre »

Il y pointait l’hypocrisie des autorités autour de cette affaire, qui s’émeuvent de la mort de plus d’une centaine de personnes, alors qu’elles semblent indifférentes quand les victimes sont des Vietnamiens bombardés par l’US Air Force, ou quand les incendies ravagent des bidonvilles de la banlieue parisienne. 

Delfeil rappelait également la responsabilité du gérant de la boîte d’avoir fait installer des tourniquets anti-resquilleurs et donc empêché toute évacuation lors de l’incendie.

Quelques pages plus loin, Gébé préférait dénoncer la soif de vengeance de l’opinion publique et des médias, leur obsession à vouloir trouver des responsables et à les châtier. Il craignait aussi que le gouvernement profite de ce drame pour renforcer un peu plus l’inspection des lieux publics et donc, celui lui, la répression policière. 

Pierre Lattès évoqua également l’incendie du « 5/7 » dans sa rubrique exceptionnellement intitulée « Tristement pop » car, rappelait-il, « ces morts […] dansaient aux sons d’un groupe pop »

En effet, les Storms, originaires de Paris, se produisaient ce soir-là sur la scène. On dit même qu’ils jouaient « Satisfaction » lorsque le feu a commencé à se propager.

Enfin, Reiser revint rapidement sur ce fait divers, en mettant en scène une Marthe Richard exigeant la « fermeture des dancings », comme, vingt-cinq ans plus tôt, celle des maisons closes, et un professeur de philosophie, Étienne Bolo, qui avait été, quelques mois plus tôt, accusé d’avoir volontairement déclenché des incendies en Provence. 

Une partie de la presse s’était alors livré à un véritable lynchage, en premier lieu Le Parisien libéré, ce que n’avait pas manqué de souligner Delfeil de Ton dans L’Hebdo Hara-Kiri

Reiser dessina donc ce Bolo, tentant de se défendre : « C’est pas moi qui ai mis le feu. » 

À l’annonce de la mort de De Gaulle, Bernier doit se dire que l’incendie du « 5-7 » va instantanément tomber dans les oubliettes médiatiques…


La « combine » de Cavanna

Deux jours plus tard se tient, comme chaque jeudi, la réunion de rédaction de L’Hebdo Hara-Kiri

Depuis trois semaines, le journal sort le vendredi, même s’il reste daté du lundi, jour initial de sa parution, et qui explique le titre de la chronique « Les lundis de Delfeil de Ton ». 

Tout doit donc être bouclé la veille, et le terme de « bouclage » est d’ailleurs préférable à celui de conférence de rédaction : il ne faut pas imaginer une sage assemblée de journalistes écoutant la parole du rédacteur en chef, Cavanna, fixant la ligne éditoriale, proposant des sujets et des enquêtes à ses collaborateurs. 

Rien de tout cela dans L’Hebdo Hara-Kiri.  Pour pouvoir sortir chaque semaine un journal qui ne compte qu’une dizaine de collaborateurs, Cavanna avait imaginé une « combine » : chacun devait être responsable de sa page (ou sa demi-page, ou ses deux pages), être en quelque sorte son propre rédacteur en chef.

Tous les huit jours et sans aucune concertation préalable, Cavanna, Choron et Delfeil écrivent leurs textes, Cabu, Gébé, Willem, Reiser et Wolinski composent leurs planches, et Fournier concocte sa rubrique mi-écrite, mi-dessinée. 

La réunion de rédaction de la rue Montholon consiste donc d’abord à assembler les pièces de ce puzzle, à boucher quelques trous avec des dessins, et à trouver la « une »

Le choix de la couverture est absolument crucial car c’est la vitrine du journal, son image hebdomadaire dans les kiosques. 

Elle doit frapper, secouer, étonner et faire rire. À la différence du mensuel Hara-Kiri, qui, depuis 1963, propose une photographie en première page, L’Hebdo fait systématiquement figurer un dessin, accompagné d’une courte légende et/ou d’une bulle. 

Ce dessin n’est pas choisi par le rédacteur en chef, comme ce serait le cas dans un journal traditionnel, mais il doit être approuvé par l’ensemble de l’équipe, ce qui conduit parfois ces soirées de bouclage à s’éterniser.


« Tout ce qu’on voudra, c’était un grand Français »

Avec la mort du général de Gaulle, Cavanna et les siens ont un sujet en or et se doivent donc de sortir un numéro exceptionnel. 

Toutefois, certains ont choisi de ne pas en parler, ou plus simplement avaient-ils terminé leur page quand ils ont appris la nouvelle et n’ont-ils pas jugé utile de modifier leur propos. 

Il en est ainsi de Willem, qui poursuit sa série « Tom Blanc » comme si de rien n’était, de Fournier, qui préfère parler communautés hippies, de Gébé, qui s’interroge sur le socialisme, ou encore de Cabu qui consacre sa page à André Turcat, le premier pilote du Concorde. 

Cavanna, certes, évoque le décès de l’ancien chef de l’État, mais il se limite à un petit encadré en bas de sa page, qu’il a malicieusement intitulé, à la manière d’Agnès dans « L’École des femmes », « Le petit chat est mort »

Plutôt que de s’intéresser à De Gaulle lui-même, il préfère s’amuser des effets médiatiques de sa mort : annoncée un mercredi, elle permet en effet à L’Hebdo Hara-Kiri  qui paraît chaque vendredi, d’être le premier hebdomadaire à traiter l’événement.

Cavanna soupire déjà en pensant aux hommages unanimes à venir, qu’ils viennent des écrivains, des éditorialistes ou même des « Français moyens », répétant : « Tout ce qu’on voudra, c’était un grand Français. » 

Il conseille enfin aux lecteurs désireux de dévorer un papier uniquement dédié à de Gaulle de courir à la page de Delfeil de Ton. 

Ce dernier y propose un « In Memoriam » qu’il attendait depuis des mois. 

Il s’agit d’un hommage fantaisiste et presque onirique à un de Gaulle qu’il imagine comme un vieux compagnon de l’équipe de Hara-Kiri  un personnage simple et débonnaire, à qui la rédaction aurait conseillé d’écrire ses Mémoires. 

En somme, il ne s’est pas livré à une critique cinglante et directe de l’ancien chef de l’État, et a préféré manier l’humour et l’ironie.

Les pages de Wolinski et de Reiser ne sont, elles non plus, pas très cruelles envers de Gaulle. 

Wolinski fait parler ses deux fameux personnages de bistrot, qui, fidèles à leurs idées droitières, ne pardonnent toujours pas à de Gaulle d’avoir « trahi Pétain et donné l’Algérie aux bicots »

Ainsi, Wolinski se souvient pour le moment de l’homme qui fut le chef de la France libre et l’artisan de la décolonisation de l’Algérie, plutôt que du président autoritaire que le même Wolinski attaquait très violemment, deux ans plus tôt, dans L’Enragé

Quant à Reiser, il figure de Gaulle en éléphant rejoignant solitairement le cimetière, loi du troupeau de ses idolâtres. 

En somme, aucun membre de l’équipe ne s’est montré vraiment insultant envers l’ancien chef de l’État, comme si sa stature historique interdisait, non pas toute critique, mais une forme de mépris auquel les multiples barons du gaullisme, de Debré à Pompidou en passant par Chaban, n’ont au contraire pas échappé.


« Bal tragique à Colombey – 1 mort »

Tous les membres de la rédaction ont donc apporté leur contribution au numéro 94 de L’Hebdo Hara-Kiri.
  
Quelques trous ont été bouchés au cours de la réunion par des dessins de Wolinski, Reiser et Gébé. 

Reste à trouver la couverture. Pendant plusieurs heures, les dessinateurs essaient, proposent, raturent et déchirent des pages et des pages. 

Aucune proposition n’a recueilli la nécessaire unanimité. Puis, alors que l’on commence à désespérer, Choron tire une bouffée de sa Pall Mall glissée dans son fume-cigarette, avant de s’exclamer, triomphant : « Bal tragique à Colombey. Un mort »

Silence. Puis explosion de rire dans la salle de rédaction.


Croiser l’incendie du 5/7 et la mort de De Gaulle : le professeur Choron vient peut-être de trouver la blague la plus fulgurante du siècle. 

Seul un esprit aussi bouillonnant et fantasque que le sien pouvait ainsi imaginer le vieux général expirant dans une boîte de nuit. 

Mais la formule magique du « bal tragique » contient aussi une dénonciation en creux de l’exploitation médiatique effrénée de ce drame, qui risque fort de disparaître complètement des colonnes des journaux au profit de la disparition de De Gaulle. 

Elle est en tout cas plébiscitée par toute l’équipe, même si Delfeil estime qu’elle n’est peut-être pas assez percutante.

Reste à savoir quel dessin accompagnera ces quelques mots, puisque toutes les couvertures de L’Hebdo Hara-Kiri  sans exception, ont pris cette forme. 

Toutefois, à la réflexion, qu’est-ce qu’un dessin apporterait de plus ? 

Le « bal tragique à Colombey – 1 mort » se suffit à lui-même, il s’étalera en pleine page de couverture, une couverture exceptionnellement teinte en gris et noir, en signe de deuil, et non, comme en temps normal, colorée de jaune, de rouge, de vert ou de bleu. 

Tard dans la soirée du 12 novembre, le journal est enfin terminé. Les rotatives peuvent commencer à tourner, les lecteurs découvriront le lendemain dans les kiosques le 94e numéro de L’Hebdo Hara-Kiri.


« Interdiction de vente aux mineurs... »

Il sort effectivement le vendredi 13 novembre, sans déclencher de scandale particulier. 

Le lundi suivant, le ciel tombe sur la tête du professeur Choron. Le Journal officiel de la République française publie un arrêté du ministère de l’Intérieur interdisant L’Hebdo Hara-Kiri.  

Il s’agit plus exactement d’une « interdiction de vente aux mineurs de dix-huit ans, d’exposition et de publicité par voie d’affiches », soit rigoureusement le même procédé qui avait permis l’interdiction, par deux fois, du mensuel Hara-Kiri dans les années soixante. 

L’arrêté ministériel s’appuie en effet sur l’article 14 de la loi de 1949 permettant de tuer tout journal jugé « dangereux pour la jeunesse », « licencieux » ou « pornographique » en compliquant à l’extrême sa vente. 

Non seulement il n’est plus possible à L’Hebdo Hara-Kiri d’être exposé chez les marchands de journaux, mais il est également exclu de toute société coopérative de messagerie et ne peut donc plus être distribué par ce biais.

Choron comprend immédiatement que l’arrêté ministériel assassine instantanément le journal, et qu’il peut aussi provoquer la faillite à court terme de Hara-Kiri : les kiosquiers feront-ils la différence entre l’hebdo et le mensuel ? 

Ce terrible coup de massue est perçu, par tous les membres de l’équipe, comme la conséquence directe du « Bal tragique à Colombey. Un mort »

Il est très probable que plusieurs barons gaullistes, écœurés par cette couverture impie, aient obtenu du ministre de l’Intérieur, Raymond Marcellin, qu’il ordonne l’interdiction de l’hebdomadaire, après l’avoir en vain demandée au Premier ministre, le plus libéral Jacques Chaban-Delmas. 

Cavanna et Choron envoient le jour-même un communiqué à l’AFP pour annoncer l’interdiction de L’Hebdo Hara-Kiri.  

Ils ne s’attendent guère à ce que la nouvelle émeuve particulièrement l’opinion publique, ni leurs confrères journalistes. 

Ils se souviennent en effet des précédentes interdictions du mensuel Hara-Kiri  qui n’avaient guère soulevé de protestations. De surcroît, le lancement de Hara-Kiri Hebdo, en février 1969, n’avait pratiquement pas été relayé par la presse.


« Le Monde » parle de « censure politique », le Nouvel Obs offre l’hospitalité à la rédaction

Pourtant, le miracle se produit. À la surprise de toute la rédaction, de nombreux confrères de la presse écrite font part de leur vive désapprobation envers une décision qu’ils jugent être une atteinte intolérable à la liberté d’expression. 

C’est le journal Le Monde qui, dès son édition du 20 novembre et sous la plume de son directeur Jacques Fauvet, parle de « censure politique » dans un éditorial intitulé « Intolérance »

Quelques heures plus tôt, Wolinski et Delfeil de Ton s’étaient rendus au siège du quotidien et avaient demandé à Fauvet de refaire le coup de Sartre avec La Cause du peuple : prendre la direction de L’Hebdo Hara-Kiri pour protéger le titre. 

Certes, Fauvet refusa, mais « l’affaire du Bal tragique » apparaît en « une » du journal le plus respecté de toute la presse française. 

En pages intérieures, une tribune du Syndicat national des journalistes utilise aussi l’expression de « censure politique ».

Deux jours plus tard, L’Hebdo Hara-Kiri est de nouveau cité dans Le Monde par le journaliste Marc Even, qui rend hommage à ce qu’il appelle « la presse d’exaspération »

Le soutien arrive aussi de plusieurs magazines, comme L’Express, dont la directrice, Françoise Giroud, brandit le principe de la liberté d’expression… tout en soulignant le dégoût que lui procure l’humour « bête et méchant »

Le Nouvel Observateur va bien plus loin puisqu’il offre l’hospitalité à la rédaction de L’Hebdo Hara-Kiri  qui, le 23 novembre, dispose de deux pages à l’intérieur du magazine, lequel consacre également sa une à l’interdiction de l’hebdomadaire. 


Dans son éditorial, Jean Daniel avoue, contrairement à Françoise Giroud, apprécier l’iconoclasme et l’indécence de Hara-Kiri

Il ajoute que la censure dont il est victime s’inscrit dans une atmosphère générale d’atteinte à la liberté d’expression. 

Jean Daniel cite ainsi pêle-mêle les cas de Serge Rezvani, qui devait présenter à l’ORTF des documentaires sur la question raciale aux États-Unis et dont la participation a finalement été annulée, de William Klein, dont le film consacré aux Black Panthers, n’a pas reçu le droit d’être diffusé, et de Pierre Guyotat, dont le roman érotique « Eden, Eden, Eden », a été victime du même type d’arrêté d’interdiction que L’Hebdo Hara-Kiri.

À en croire plusieurs journalistes, le climat tend à devenir liberticide et le soutien apporté au journal de Cavanna et Choron est d’abord un soutien à une liberté d’expression menacée. 

Une poignée de journalistes de l’ORTF osent manifester leur indignation, à l’instar de Michel Polac, dans son émission « Post-scriptum », sur la 2e chaîne, qu’il présente en compagnie de Pierre Lattès, l’auteur anonyme de la chronique « Méchamment rock » dans L’Hebdo Hara-Kiri

Enfin, le très écouté rédacteur en chef de RTL, Jean Ferniot, prend également position contre l’arbitraire ministériel.


Robert Badinter propose de défendre Hara-Kiri 


Le contraste est saisissant avec 1966, quand Hara-Kiri avait été interdit dans une indifférence quasi-générale. 

Mais le mensuel ne traitait pas ouvertement de politique, à la différence de L’Hebdo Hara-Kiri.  

Ainsi, la censure dont il fait l’objet est nécessairement comprise par la plupart des journalistes comme une censure politique. 

Par ailleurs, depuis 1966, les temps ont changé : Mai 68 est passé par là et la défiance envers le pouvoir et sa prétendue volonté d’étouffer les libertés s’est accrue. 

Cependant, le ministre de l’Intérieur, Raymond Marcellin, n’en a probablement pas conscience et n’imagine pas que l’interdiction d’un journal taxé de mauvais goût et de vulgarité puisse provoquer le moindre remous dans le monde de la presse. 

Cependant, Marcellin souffre aussi d’une image détestable dans ce milieu, notamment parce que, un mois auparavant, sa police avait sévèrement molesté des journalistes qui couvraient une manifestation de soutien au militant maoïste Alain Geismar.

Qu’elle soit simplement fondée sur la défense de la corporation, qu’elle porte pour principe la liberté de la presse ou qu’elle exprime un soutien spécifique au journal L’Hebdo Hara-Kiri,  la réaction de la presse surprend autant qu’elle encourage Bernier et Cavanna à agir, protégés qu’ils seront par des gens qui se découvrent leurs confrères. 

Maître Robert Badinter propose même de défendre L’Hebdo Hara-Kiri  mais, puisque son interdiction procède d’une décision administrative et non d’une décision de justice, le seul recours possible est une requête devant le Conseil d’État, procédure extrêmement longue et qui n’est pas suspensive de l’acte administratif.

Juste après la rencontre avec Jacques Fauvet, Wolinski téléphone à Pierre Lazareff, son patron au Journal du dimanche

Ce dernier, comme Fauvet, refuse le poste de directeur de L’Hebdo Hara-Kiri que lui propose Wolinski, mais il lui conseille de contourner l’interdiction en paraissant sous un nouveau titre. 

Dès la première interdiction du mensuel, en 1961, l’équipe de Hara-Kiri y avait pensé : pourquoi ne pas ressortir sous le titre Haro-Kiru, par exemple ? 

La loi de 1949 a malheureusement tout prévu : la reparution d’un journal interdit sous un autre titre est passible de fermeture de la société éditrice, de lourdes amendes et même de prison ferme ! 

Toutefois, compte tenu de la vive réaction de la presse à l’interdiction de L’Hebdo Hara-Kiri,  on peut envisager que le ministère de l’Intérieur laisse faire.


Ce nouveau journal se nommera Charlie Hebdo 


C’est en tout le cas le pari de Choron et de Cavanna : Marcellin n’osera pas signer un nouvel arrêté d’interdiction après le tollé qu’a suscité l’affaire du « Bal tragique »

Décision est donc prise de sortir dès le vendredi 20 novembre, soit le jour où aurait dû paraître le 95e numéro de L’Hebdo Hara-Kiri,  un nouvel hebdomadaire pour remplacer le défunt. 

Puisque L’Hebdo Hara-Kiri était le supplément hebdomadaire du mensuel Hara-Kiri et que les éditions du Square publient un autre mensuel, Charlie, Cavanna et Choron créent un supplément hebdomadaire à ce journal de bandes dessinées. 

De la même façon que le supplément hebdomadaire de Hara-Kiri était initialement appelé Hara-Kiri Hebdo, ce nouveau journal se nommera Charlie Hebdo

Qui a trouvé ce nom, Charlie Hebdo ? Choron ? Cavanna ? Wolinski ? Un autre ? Plusieurs personnes ? 

Peu importe finalement : Charlie Hebdo est né. 

Comme annoncé par la rédaction à l’AFP dans la nuit du jeudi 19 au vendredi 20 novembre, l’hebdomadaire est en vente, une semaine exactement après la sortie de l’ultime Hebdo Hara-Kiri.


Un encadré en « une » indique que la naissance de ce nouveau journal est directement liée à l’interdiction de L’Hebdo Hara-Kiri, qui pèse évidemment très lourd dans les caisses des éditions du Square, mais qu’il « ne remplace en aucune façon “L’Hebdo Hara-Kiri” »

La rédaction déclare en effet poursuivre la lutte pour abroger l’arrêté ministériel qui l’interdit, mais cette précision est aussi une manière de se prémunir contre toute tentative administrative d’empêcher la publication de Charlie Hebdo.  

On y retrouve certes la même équipe que dans l’hebdomadaire disparu, et celle-ci s’affiche fièrement en lettres majuscules en haut de la couverture, mais la typographie, Helvetica, est identique à celle du mensuel Charlie

On y insère quatre pages de bandes dessinées américaines – « Tumbleweeds » et « Peanuts » – semblables à celles du mensuel Charlie

L’ours est aussi le même que celui du mensuel Charlie, avec Wolinski pour rédacteur en chef officiel. 

Toutes les rubriques de L’Hebdo Hara-Kiri ont modifié leur titre : « Je l’ai pas lu, je l’ai pas vu, mais j’en ai entendu causer », de Cavanna, devient « Si t’aimes pas ça, t’as qu’à tourner la page », « Méchamment pop » devient « Ça madame, c’est pop », la « Revue de presse » de Willem devient « Chez les esthètes », « Le petit coin de la culture », de Delfeil de Ton, devient « Le cabinet des arts », etc.


« Il n’y a pas de censure en France »

Dans ce premier numéro de Charlie Hebdo,  Cavanna revient longuement sur le processus d’interdiction de L’Hebdo Hara-Kiri, et plus particulièrement sur le caractère hypocrite de la loi de 1949, censée protéger la jeunesse et qui permet en fait d’interdire arbitrairement n’importe quelle publication en France. 

« Il n’y a pas de censure en France », titre d’ailleurs ironiquement le journal. Il faut comprendre par-là que la censure n’existe pas de façon officielle, mais qu’elle peut s’exercer de manière sournoise, en prétextant venir au secours des petits enfants et les préserver de la pornographie.

Dans une tribune publiée par Le Monde le lendemain du lancement de Charlie Hebdo,  le ministre de l’Intérieur, Raymond Marcellin, assure que l’arrêté d’interdiction n’a pas été motivé par des causes politiques, mais bien en raison du « caractère de plus en licencieux » du journal. 

Pour étayer son propos, Marcellin fait référence à plusieurs dessins de Willem et de Cabu, représentant des sexes masculins. 

Il tient le même discours quelques jours après, lorsqu’il reçoit Bernier dans son bureau de la place Beauvau. 

Un argument supplémentaire plaiderait en faveur de l’Intérieur : l’arrêté d’interdiction de L’Hebdo Hara-Kiri est daté du 4 novembre, soit près de dix jours avant la sortie du fameux numéro 94, celui du « Bal tragique à Colombey », même s’il n’a été publié que dix jours plus tard au Journal officiel.

Ces déclarations ne convainquent presque personne dans le monde de la presse, qui estime toujours que la décision est de nature politique. 

Cavanna affirme même, dans le deuxième numéro de Charlie Hebdo,  que l’arrêté a été antidaté pour ne pas faire corréler l’interdiction avec la couverture jugée blasphématoire envers le général de Gaulle. 

Il est vrai que, curieusement, L’Hebdo Hara-Kiri est le seul journal à subir une interdiction publiée le 15 novembre dans Le Journal officiel

Et puis, une dizaine d’arrêtés d’interdiction datés du 4 novembre avaient été publiés dans le JO du 11 novembre. 

Pourquoi donc L’Hebdo Hara-Kiri n’y figurait-il pas ? Peut-on vraiment concevoir un simple oubli administratif, corrigé deux jours plus tard ?


« Le Prix bête et méchant à Marcellin »

Le lundi 23 novembre à 17 heures, toute la bande de Hara-Kiri tient une conférence de presse au Café de la Gare, le fameux café-théâtre créé l’année précédente par Romain Bouteille et Coluche, des amis de l’équipe. 

Cavanna remercie ses confrères de la presse institutionnelle qui ont soutenu le journal, même si certains affirmaient ne pas l’apprécier. Il rejette également avec force les accusations de pornographie et de mauvais goût qui ont été portées contre Hara-Kiri et L’Hebdo, expliquant en substance toute la subjectivité de ces catégories. 

À la fin de la conférence, il annonce que la rédaction vient d’attribuer à Raymond Marcellin le « Prix bête et méchant », récompense créée en 1963 par Hara-Kiri et qui avait, cette année-là, récompensé un proche de l’équipe : le réalisateur Jean-Christophe Averty, à qui Cavanna et Bernier devaient leurs toutes premières apparitions télévisées, dans « Les Raisins verts »

« Le Prix bête et méchant à Marcellin » est d’ailleurs le titre qui barre toute la couverture du deuxième numéro de Charlie Hebdo, paraissant quatre jours plus tard. Entre-temps, le ministre de l’Intérieur a encore fait des siennes.


Alors qu’il déclarait, dans Le Monde daté du 23 novembre, qu’il ne reviendrait pas sur l’interdiction, Raymond Marcellin annonce le lendemain, dans un communiqué à l’AFP, puis sur le plateau de l’émission télévisée « 24 heures sur 24 », qu’il y a eu en fait méprise sur le document administratif et qu’il ne visait pas à empêcher la publication de L’Hebdo Hara-Kiri

En conséquence, il promet de modifier cet arrêté qui ne conservera pour l’hebdomadaire que l’interdiction à la vente aux mineurs de dix-huit ans. 

Hors de question d’accepter cette « semi-absolution » pour Cavanna et les siens : la rédaction annonce, dans le deuxième numéro de Charlie Hebdo, qu’elle refuse de faire reparaître L’Hebdo Hara-Kiri avec la mention obligatoire « Interdit aux mineurs » ou « Réservé aux adultes »

Pour ces amoureux de la liberté absolue, cette mesure de liberté conditionnelle est purement inacceptable. 

Delfeil de Ton affirme fièrement ce « refus de décoration », cette « estampille » qui ferait de lui et de ses copains de Hara-Kiri « des êtres d’exception, doués du pouvoir redoutable et exclusif de pervertir la jeunesse »

Ainsi donc, tant que l’arrêté ministériel ne sera pas entièrement abrogé, L’Hebdo Hara-Kiri ne reparaîtra pas[1].

Le mardi 1er décembre, le nouvel arrêté annoncé par Marcellin est publié au Journal officiel. 

Puisque, désormais, L’Hebdo Hara-Kiri n’est plus un journal stricto sensu interdit, la publication de Charlie Hebdo risque moins de passer sous le coup de la loi sanctionnant la reparution de journaux prohibés. 

C’est une des raisons pour lesquelles le troisième numéro de Charlie Hebdo reprend la typographie de feu L’Hebdo Hara-Kiri, comme le titre de ses principales rubriques. 

Il faut attendre le quinzième numéro, paru en janvier 1971, pour que l’on retrouve l’ours de L’Hebdo Hara-Kiri, avec Cavanna rédacteur en chef à la place de Wolinski, qui n’assurait officiellement cette fonction qu’en tant que rédacteur en chef du mensuel Charlie.

Dans le troisième numéro de Charlie Hebdo, Delfeil de Ton revient une nouvelle fois sur l’affaire du « Bal tragique » et insiste sur l’assourdissant silence de ses confrères, naguère si bavards, sur l’obligation faite à L’Hebdo Hara-Kiri de porter la mention « Interdit aux mineurs » pour pouvoir reparaître, comme si l’équipe de Hara-Kiri devait se satisfaire de cette libéralité ministérielle. 

Delfeil dénonce ainsi l’arbitraire de la loi de 1949 et, douze années durant, Charlie Hebdo ne cessera, en vain, de réclamer son abrogation. 

Ainsi, comme le souligne Cavanna, de la même façon que L’Hebdo Hara-Kiri a été interdit par « le fait du prince »Charlie Hebdo a été, pendant douze ans, « toléré par le fait du prince »

Bernier a certes sollicité, quelques semaines après le lancement de Charlie Hebdo, l’aide d’un parlementaire et ancien journaliste, qu’il pensait sensible au problème de la liberté de la presse : Jean-Jacques Servan-Schreiber. 

Il demanda, en vain, au fondateur de L’Express et tout jeune député de Nancy d’interpeller le gouvernement sur cette question.

La « loi scélérate », permettant d’interdire sans jugement n’importe quelle publication, n’est donc pas supprimée, mais Charlie Hebdo prend son envol. 

Certes, pas immédiatement, mais le « bal tragique » a offert une publicité inespérée à Cavanna et sa bande. 

En l’espace de six mois, les ventes sont multipliées par cinq et atteignent vite les 120 000 exemplaires. 

C’est alors que Cavanna abandonne la rédaction en chef de Hara-Kiri, la confiant à Gébé, se concentrant sur l’hebdo. 

L’histoire de ce premier Charlie Hebdo, abandonné par ses lecteurs, prend fin à l’aube de l’année 1982. 

Dix ans plus tard, Cavanna affirme sans fausse modestie que « Charlie Hebdo fut la plus prodigieuse concentration de talents qu’il y eut jamais dans la presse »

Cette légende de la presse satirique est donc née il y a tout juste cinquante ans, grâce à la disparition d’une légende de l’histoire de France, Charles de Gaulle, et au zèle de celui qu’il avait nommé ministre de l’Intérieur après Mai 68, Raymond Marcellin.

À quoi Georges Bernier pourrait-il penser aujourd’hui, à l’heure où l’on commémore concomitamment le cinquantième anniversaire de la mort du chef de la France libre et celui de la naissance du journal le plus libre de son temps ? 

Posons-lui directement la question :
« − Professeur Choron, que pensez-vous de cet historien qui profite des cinquante ans de “Charlie Hebdo” pour raconter la genèse de ce journal ? 
− Qu’il crève ! »
Merci, Professeur Choron.


[1] Cet arrêté n’est abrogé qu’en juillet 1981, par le ministre socialiste de l’Intérieur, Gaston Defferre. L’Hebdo Hara-Kiri reparaît donc, mais ses mauvaises ventes obligent Choron, cinq mois plus tard, à arrêter la publication de ce journal que tous les lecteurs appelaient encore Charlie Hebdo.

Stéphane Mazurier, bio express

Né en 1976 à Mont-Saint-Aignan, professeur agrégé d’histoire en classes préparatoires, Stéphane Mazurier a soutenu en 2007 une thèse de doctorat intitulée : « “L’Hebdo Hara-Kiri”/“Charlie Hebdo” (1969-1982) : un journal des années soixante-dix », dont il a tiré un livre, « Bête, méchant et hebdomadaire : une histoire de “Charlie Hebdo” », paru en 2009 (Buchet Chastel / Les Cahiers dessinés). Il est également le coauteur, avec Cavanna, Delfeil de Ton et Michèle Bernier de « Hara Kiri, les belles images » (Hoëbeke).

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