lundi 2 novembre 2020

En Chine, caricatures interdites

 Simon Leplâtre sur le site du Temps.

Dessin du Dr. Li Wenliang — © DR

À l'occasion de la remise, le 28 octobre, du prix annuel de la Fondation pour Genève à Patrick Chappatte, «Le Temps» consacre une série d'articles au dessin de presse, à la liberté d'expression et à la carrière de son dessinateur attitré depuis la création du journal.

Paru dans la nuit du 6 février 2020, le dessin a été partagé des millions de fois sur les réseaux sociaux chinois. Sa simplicité fait sa force: on y voit le docteur Li Wenliang masqué par des fils de fer barbelés. 

Li Wenliang, c’est cet ophtalmologue de Wuhan qui avait tenté de donner l’alerte sur la présence d’un virus dont les symptômes ressemblaient étrangement à ceux du SRAS et dont les patients s’accumulaient dans son hôpital. 

Fin décembre, il avait été arrêté avec sept autres personnes et avait dû signer une lettre reconnaissant avoir «diffusé des rumeurs»

Il a fallu vingt jours de plus à la Chine pour alerter sa population. Entre-temps, Li Wenliang, comme des milliers d’habitants de Wuhan, avait contracté le virus. 

Le 6 février au soir, la mort de ce médecin de 34 ans au regard bienveillant allait émouvoir la Chine entière, suscitant un élan de chagrin et de colère rarement vu dans le pays.

Un élan capturé et amplifié par ce dessin de Kuang Biao, fait alors que les rumeurs de la mort du médecin se diffusaient, avant d’être confirmées officiellement quelques heures plus tard. 

Quelques jours après sa publication, le dessin commençait à disparaître des réseaux sociaux, tout comme les critiques les plus politiques et les appels à plus de liberté d’expression, lancés la nuit de la mort du docteur Li. 

La Chine avait toléré quelques semaines une certaine liberté médiatique, comme soupape pour laisser échapper la colère du peuple, mais elle était bien décidée à la refermer aussi vite que possible. 

Pour protéger le régime, ce système même qui avait montré ses limites avec cette épidémie cachée à la population. Et les journalistes, établis ou non, étaient en première ligne. 

D’après Reporters sans frontières, huit d’entre eux ont été emprisonnés ou ont disparu depuis le début de la crise du Covid-19 en Chine.

Car le dessin de presse, comme la liberté d’expression et de la presse en général, se porte mal dans le pays. 

«La caricature, la possibilité de se moquer des dirigeants, c’est la première chose qu’on supprime quand on va vers l’autoritarisme. 

Un article ne touche que les lettrés, les gens qui lisent les journaux. Un dessin bien croqué peut circuler massivement, mettre en avant les contradictions, les postures des dirigeants et des puissants. 

Il peut y avoir une enquête de deux pages, mais le grand public va se souvenir du dessin de presse qui va avec, décrit Cédric Alviani, directeur du bureau Asie de l’Est de Reporters sans frontières à Taiwan. 

La Constitution chinoise prévoit expressément la liberté de la presse mais, comme d’autres droits fondamentaux, celle-ci n’a jamais été respectée», rappelle-t-il.




De l’eau dans son encre

Alors, il faut apprendre à composer avec les conditions locales. Kuang Biao, célèbre pour ses croquis acerbes dans les années 2000, a mis de l’eau dans son encre. 

Aujourd’hui, ses dessins sont plus travaillés, plus évocateurs, mais aussi moins évidents à décoder au premier regard. 

Il a changé de médias au fil des années: exit le Quotidien de la métropole du Sud (Nanfang Dushi Bao) depuis 2013. 

Aujourd’hui, le vétéran chinois de la caricature enseigne pour gagner sa vie, et publie sur le réseau social WeChat, dominant en Chine, ou sur Douyin, la version chinoise de TikTok, qui lui permet aussi de décrire le processus qui mène au dessin final dans de courtes vidéos. 

Il nous explique prudemment qu’il faut vivre avec son temps. Et que la censure «fait partie des règles du jeu», avec lesquelles il est «à l’aise».

Il ne s’attarde pas sur son compte Weibo, équivalent de Twitter et plateforme vibrante à la fin des années 2000, supprimé des dizaines de fois par la censure, l’obligeant à en recréer sans cesse. 

Ni sur le destin de son quotidien, qui l’avait notamment réprimandé en 2010: il avait dessiné l’un des reporters du journal ligoté par une corde et étranglé par deux mains, après le licenciement de ce dernier pour avoir appelé à un débat ouvert sur la situation au Tibet. 

Aujourd’hui, un tel débat paraît inimaginable.

«Depuis 1989, la politique du Parti communiste chinois vis-à-vis de la presse est dirigée par l’idée que l’opinion publique doit être «guidée» par le contrôle des médias, ce qui inclut censure et propagande. 

Mais la privatisation des médias et la libéralisation de l’économie ont amené à une ouverture progressive jusqu’à 2008, l’année des Jeux olympiques, explique David Bandurski, codirecteur du China Media Project, un programme de suivi et d’analyse des médias en Chine, de l’Université de Hongkong. 

Depuis, on a vu des efforts continus pour restreindre le journalisme d’investigation. Les médias ont persisté, cherchant des moyens d’échapper aux contrôles, et c’est pendant cette période de dix ans, entre 1998 et 2008, qu’on a vu émerger les dessins de presse les plus intéressants, poursuit le chercheur.


Des audiences énormes sur Weibo

Jusqu’à 2012, les autorités ont cherché à contrôler le discours, face à la digitalisation et à l’émergence des médias sociaux. C’est à cette période que Kuang Biao publiait régulièrement sur Weibo, avec une audience énorme. 

En 2012, Xi Jinping est arrivé au pouvoir, déterminé à changer la situation. 

C’est clairement le dernier tournant: il a très largement et profondément réaffirmé le contrôle du Parti sur les médias et l’opinion publique.»

Dans ces conditions, ceux qui tentent de continuer prennent un risque énorme. 

Yang Jiefei était un dessinateur à la plume acide. 

«Il a été arrêté en 2008. Il s’était exilé en Thaïlande et continuait à publier dans des revues de la dissidence chinoise, comme Boxun, un site basé aux Etats-Unis.

 «En 2015, il a été remis à la police chinoise par la Thaïlande alors qu’il préparait son exil au Canada (il venait d’obtenir son statut de réfugié) et il a été renvoyé en Chine», écrit dans une note Sylvain Platevoet, chargé du développement international pour l’ONG Cartooning for Peace. 

Le dessinateur a dû s’adonner à des confessions forcées diffusées par la télévision d’Etat CCTV, avant d’être condamné à 6 ans de prison.

D’autres ont choisi l’exil. 

C’est le cas de Badiucao, 34 ans, l’un des caricaturistes chinois les plus en vue ces dernières années, installé en Australie depuis 2009. 

Pendant des années, il a publié ses dessins sous ce pseudonyme, sur Twitter, et dans quelques médias. Mais, en 2018, à la veille d’une exposition à Hongkong, il a décidé de révéler son identité, face au harcèlement subi par sa famille. 

«Plusieurs de mes proches à Shanghai ont été interrogés pendant des heures. Ils n’étaient même pas au courant de mon activité, mais les autorités chinoises voulaient m’atteindre à travers eux. 

J’ai dû couper toute communication avec eux. Le dernier message que j’ai reçu, c’est: «Tu dois annuler cette exposition sinon tu auras des problèmes… la police est en face de moi», raconte le dessinateur, de Melbourne.

L'homme costaud, au visage carré entouré d’un collier de barbe, raconte s’être intéressé à la politique par accident: sur un DVD piraté, le film annoncé est remplacé par un documentaire sur le massacre de Tiananmen en 1989. 

«Je savais que des choses horribles avaient eu lieu depuis l’arrivée au pouvoir des communistes. Mon grand-père, un artiste, était mort dans un camp de réforme par le travail (laogai) dans les années 1950. Mais je pensais que cela appartenait au passé», se souvient-il. 

Il se renseigne davantage et n’y tient plus: «J’avais l’impression d’étouffer. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai quitté la Chine.» 

Le dessin, qu’il pratique depuis l’enfance, devient pour lui un moyen d’expression politique. 

«Mais la communauté chinoise des dessinateurs, très active à mes débuts, autour de 2012, a fondu: la plupart ont abandonné», soupire-t-il. 

En 2018, les menaces dont il est l’objet effraient les organisateurs de son exposition. Personne, sur le territoire autonome, n’ose montrer les œuvres de ce dissident au pinceau acéré. 

«J’ai toujours du mal à trouver des lieux d’exposition. En Australie, seul un lieu dédié à l’art de rue a osé montrer mes œuvres», regrette-t-il.




Œuvres sur les murs de Hongkong

Car à Hongkong, ancienne colonie britannique rétrocédée à la Chine en 1997 et qui bénéficiait de libertés individuelles inconnues en Chine, la pression de Pékin est de plus en plus forte. 

Un an après l’exposition avortée de Badiucao, la ville est animée de manifestations monstres contre une loi d’extradition vers la Chine. 

Les autorités locales et centrales se braquent, le conflit s’envenime, mais derrière les affrontements de plus en plus musclés entre police et manifestants, les œuvres politiques se multiplient, notamment sur les murs de la ville, ces fameux «Lennon Wall» couverts de post-it et de dessins. 

«On a vu émerger beaucoup d’œuvres intéressantes. Leurs auteurs n’apparaissent pas dans les journaux, ce sont peut-être des étudiants en art, des designers. 

Mais ils savent utiliser leur talent pour s’impliquer dans le mouvement», décrit Wong Kee-Kwan, alias Zunzi, l’un des dessinateurs les plus connus à Hongkong, publié par les journaux démocrates Ming Pao, et Apple Daily.

Depuis, la Chine a imposé à Hongkong une loi de sécurité nationale particulièrement liberticide, notamment parce qu’elle considère l’incitation à la sécession ou au terrorisme comme un crime, limitant fortement la liberté d’expression. 

«Je suis suffisamment établi, je ne pense pas qu’ils s’attaquent à moi pour l’instant, parce qu’ils veulent garder l’image d’une certaine ouverture à Hongkong, estime le vétéran du dessin de presse. 

Les médias pour lesquels je travaille n’ont pas changé, ils me laissent dessiner sans problème. Mais je connais des jeunes dessinateurs de presse qui ont peur et qui font désormais attention.» 

À Hongkong, la plupart des «Lennon Wall» ont été nettoyés, repeints. 

«Mais des chercheurs et des amateurs ont rassemblé beaucoup de dessins l’année dernière, et des livres qui rassemblent des œuvres militantes vont paraître. Cela pourra inspirer les générations futures», espère Zunzi.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire