lundi 8 avril 2019

Entretien avec Boucq dans «Le Temps»

Sur le site du Temps.


Auteur d’une œuvre colossale mélangeant carnaval et convoi funéraire, nous rencontrons François Boucq dans son atelier lillois.

Derrière l’atelier se blottit un jardin clos, un corridor ceint de briques rouges qui déborde de verdure. Cette jungle concentrée, ce bouillonnement de chlorophylle ressemble à l’œuvre exubérante de François Boucq.

Né en 1955 à Lille, où il vit toujours, le dessinateur n’a pas 20 ans quand il place de premières caricatures dans Le Point.

Virtuose polyvalent de la trempe d’un Giraud-Moebius, il produit une abondance d’albums denses et foisonnants mêlant la dérision au désespoir. 

Avec Jodorowsky, il a fait Face de Lune, un récit apocalyptique à plus-value satirique, puis Bouncer, un «western shakespearien» qui se déploie autour de la figure d’un justicier manchot. 

Sur des scénarios du romancier Jerome Charyn, il a mis en scène des récits pleins de noirceur et de folie (La femme du magicien, Bouche du Diable, Little Tulip…) 

Et avec Yves Sente, il signe Le Janitor qui plonge dans les services secrets du Vatican.

En solo, il publie des allégories grotesques et poilantes, des fables absurdes et cruelles (Point de fuite pour les braves, La pédagogie du trottoir, La dérisoire effervescence des comprimés) que traverse la figure récurrente de Jérôme Moucherot, un agent d’assurances sur lequel l’esprit de la jungle est descendu.

À quel moment avez-vous su que vous consacreriez votre existence au dessin?

Assez vite. J’ai commencé à dessiner comme n’importe quel enfant, et j’aimais ça. Des systèmes de valorisation venant de mes parents ont certainement accompagné ce plaisir de dessiner.

Au fil des années, je me suis rendu compte de l’extrême puissance du dessin comme mode d’exploration du monde. L’œil est l’organe des sens le plus directement relié au cerveau. Quand vous voyez quelque chose d’incandescent, vous savez qu’il n’est pas nécessaire de toucher pour vérifier que c’est chaud. 

La texture du gravier humide exprime le bruit que feraient des chaussures à hauts talons dessus… Selon la consistance de l’image, vous savez si c’est une grosse pluie ou un crachin. La bande dessinée est susceptible de donner un aperçu de la voix de Lucky Luke.

Dans votre travail, quelle est la part de la documentation et celle de l’inspiration?

Il y a une concomitance entre les deux. On feuillette quelques bouquins, on tombe sur un élément qui va alimenter l’inspiration, la dévier peut-être vers quelque chose de plus puissant. 

Je fais un western. On dispose de toute l’iconographie hollywoodienne, mais on peut aussi retourner aux sources. Se documenter permet de renouveler notre vision de l’Ouest. 

Apprendre, par exemple, que les armes s’enrayaient souvent – ou que les coups partaient tout seuls – ouvre de nouveaux territoires, permet de se dépêtrer des clichés. 

La doc sert énormément, pour les personnages, pour les décors. Étudier la minéralité, la structure d’un arbre et le feuillage enrichit le pouvoir d’évocation de l’image ainsi que l’espace visuel du lecteur.


Un de vos premiers albums s’intitule Point de fuite pour les braves. Y a-t-il une nuance autobiographique? Car les règles de la perspective sont extrêmement sollicitées dans vos dessins.

La perspective est une règle de la représentation visuelle extrêmement intéressante. Parce que le point de fuite, c’est la projection de l’œil de celui qui regarde l’horizon – ou dans le cosmos s’il ne regarde pas l’horizon. 

Poser un point de fuite dans une image, c’est poser l’œil du lecteur. Le monde se déploie entre ces deux points. La perspective implique des aspects philosophiques, voire métaphysiques. Se projeter à l’infini grâce au regard relève de l’ordre métaphysique. 

La description du monde qui s’opère entre les deux est philosophique: voilà comment je vois la réalité aujourd’hui avec les paramètres qu’on m’a inculqués. Ce sont des choses passionnantes à découvrir.

Vous excellez dans la représentation du mouvement. Cette maîtrise a-t-elle un lien avec les arts martiaux que vous pratiquez à haut niveau?

Sans doute. Il y a en tout cas une contagion entre la pratique de l’art martial et le dessin. Certaines traditions orientales associaient la calligraphie à l’art martial. Les maîtres d’arts martiaux étaient souvent de très bons calligraphes parce qu’ils cherchaient dans le trait la justesse du geste. 

La bande dessinée demande que les personnages soient vivants. Elle n’a évidemment pas la possibilité du cinéma de décrire toutes les phases d’un mouvement en 24 images par seconde. Elle doit trouver le meilleur moyen de traduire la dynamique, synthétiser le mouvement à travers l’image la plus explicite.

Comment s’organisent les étapes du scénario et du dessin?

Les paramètres définitifs sont établis au moment du dessin. C’est le dessin qui va déterminer l’histoire, un peu comme la texture et l’agencement des mots font le style de l’écrivain. Au stade de l’écriture, il faut ménager une part de liberté, car le fond et la forme sont une seule et même chose en bande dessinée.

Commencer une histoire par un très gros plan sur le personnage ou un plan d’ensemble dans lequel il est tout petit modifie totalement la séquence, et peut-être tout l’album. 

Au théâtre, les acteurs jouent devant un décor. En bande dessinée, les formes sont associées les unes aux autres pour composer un puzzle. Les personnages contaminent le décor, le décor influe sur les personnages. Chaque élément doit être posé en fonction des autres, comme dans un tableau de Mondrian.

Le dessin de «Bouncer» est très baroque, celui du «Janitor» plutôt austère. Comment passez-vous d’un registre à l’autre?

Je peux voir le monde d’une manière austère, baroque ou fantaisiste… Ce sont autant de possibilités qu’offre le dessin. Ces diverses facettes me plaisent. Le dessin amène des surprises qu’on n’aurait pas pronostiquées. 

Dans l’histoire que je suis en train de réaliser, le personnage se démultiplie [Boucq exhibe une planche grand format représentant un hallucinant conglomérat de Moucherot constellé d’un million de taches de léopard]. 


J’avais prévu d’en faire une page, et puis j’en ai fait deux. L’idée vient-elle de moi ou de l’histoire? Je pense que c’est l’histoire qui l’impose. Cette double page lui était nécessaire. L’histoire va nous faire faire des choses. Il faut se donner corps et âme à elle pour qu’elle soit à la hauteur de ce qu’elle désire.

Quel rapport entretenez-vous avec le cinéma?

Je suis très cinéphile, je regarde beaucoup de films. Le cinéma a une parenté avec la bande dessinée, comme le cadrage. Mais le cinéma n’a qu’un seul cadrage alors que nous avons d’infinies possibilités de cadrages – que nous jalousent certains cinéastes. 

Je m’intéresse au jeu des acteurs. Peut-on faire jouer nos personnages comme des comédiens de cinéma, sans disposer d’un mouvement complet? Cela dit, faire un film prend du temps et coûte cher. La bande dessinée est géniale: elle ne coûte que du papier et un crayon.

Comment conjurez-vous la solitude du dessinateur?

Je l’aime. Il faut l’aimer. Aimer être solitaire. La part de solitude ne me gêne pas du tout. Surtout quand on voit comment les gens se parlent dans les bureaux. C’est plutôt bien d’échapper à cette agressivité.


Vous pratiquez l’illustration et la peinture…

Les deux me plaisent. Elles prennent un jour ou deux de travail, puis on passe à autre chose. Alors que la bande dessinée demande une année de travail ininterrompu. 

Un album, c’est un dessin qui commence à la première page et se finit à la dernière. C’est une sorte de chapelle Sixtine. La bande dessinée demande de l’opiniâtreté, c’est parfois très lourd à porter.

Vous avez illustré quelque 200 couvertures de San-Antonio. Comment définit-on un personnage comme Bérurier entré dans l’imaginaire collectif?

Je me suis demandé à quoi ressemblait ce personnage gargantuesque. Comment rendre le côté pantagruélique, le côté beauf aussi, et dégueulasse, tout doit se mélanger. 


C’est comme rechercher un héros pour une histoire. D’un seul coup, une image apparaît. On ne sait pas exactement comment. Bérurier m’est apparu presque directement.

Vous avez fait des croquis d’audience au procès du Carlton de Lille

C’était une sollicitation du Monde

Ça me plaisait de relever le défi. J’ai tendance à penser que la bande dessinée est un art encore méprisé par l’intelligentsia. La télévision l’ignore. Nous sommes capables de parler correctement de notre métier, mais on ne nous donne pas la parole, alors que des acteurs sont invités à dire des banalités incroyables sur leur film… 

Devant le palais de justice de Lille, il y avait un monde dingue. Je me demandais comment j’allais pouvoir entrer, même avec une accréditation. 

Soudain, l’huissier dit «Les dessinateurs!» et tout s’ouvre, comme la mer Rouge devant Moïse, et nous sommes les premiers à entrer. 


Nous occupons une place privilégiée, à deux mètres des prévenus. On s’aperçoit qu’on fait partie du jeu. On est acteurs au même titre que le juge, les avocats, les prévenus… Ils viennent voir ce qu’on a dessiné. Certains demandent même s’ils peuvent récupérer un dessin en souvenir.

Vous arrive-t-il de signer d’un Z qui veut dire «Zorro»?

Oui. J’étais copain avec Cabu. Il voulait que je travaille à Charlie Hebdo. Ça ne s’est jamais fait – et peut-être bien m’en a pris. 

Après l’attentat, des collaborateurs de Charlie m’ont demandé si je voulais bien dessiner pour eux. 

Ma famille n’était pas chaude. Alors j’ai trouvé ce subterfuge pour satisfaire à mon devoir vis-à-vis de Cabu. 

J’illustre la page Ecologie. L’écologie, c’est l’essentiel aujourd’hui. Je ne vois pas comment on peut s’en sortir… 


Ce désastre tient à la conception industrielle du monde, qui est une négation totale de l’homme. Il faut une révolution complète. 

Soit il y a une prise de conscience et nous arrêtons ces conneries, nous cessons d’être aveuglés par l’idée du profit, soit la rébellion passera par la nature. 

Elle a commencé – inondations, tsunamis, incendies… Elle est d’une puissance colossale. Elle va nous laminer.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire