lundi 27 décembre 2021

La caricature dans tous ses états

 Judith Lachapelle sur le site de La Presse.


Moins de caricaturistes dans les journaux et les magazines. Plus de controverses. Peu de femmes dans le métier... 

Mais plus de jeunes qui utilisent le web comme planche à dessin. En 2021, la caricature semble à l’aube d’un changement. 

Les temps changent, la satire reste

Au cours des dernières années, dans certains pays, la publication de caricatures a engendré des manifestations violentes. Des caricaturistes ont été jetés en prison, quand ils n’ont pas été carrément assassinés, en pleine salle de rédaction… 

Aux États-Unis et au Canada, les journaux emploient moins souvent des caricaturistes, ou renoncent à publier des caricatures pour éviter les controverses. Alors, sale temps pour la satire ?

« C’est vrai, je n’ai jamais pensé que je choisirais un job où je risquerais de me faire égorger sur la rue… » 

Au bout du fil, Serge Chapleau réfléchit tout haut. Voilà maintenant 50 ans qu’il manie du crayon, dont 25 ans à La Presse

Il a vu les époques passer, les susceptibilités changer, la technologie évoluer. Mais son optimisme, comme son enthousiasme, ne s’émousse pas.

« On a beaucoup entendu ces dernières années que la caricature est en train de disparaître. Ou qu’on ne pouvait plus rien dire… Mais ça, ça s’est déjà vu à d’autres époques. T’sais, le gars qui avait dessiné le roi de France en forme de poire, il avait quand même dû faire six mois de prison. »

L’analogie connaît alors un succès instantané – on dirait « viral » aujourd’hui – et très vite, des images de poires apparaissent un peu partout, dans les journaux comme dans la rue, pour se moquer du roi. 

Deux mois plus tard, Philipon est envoyé en prison.

L’évènement est mémorable à plus d’un titre, note Ersy Contogouris, professeure d’histoire de l’art à l’Université de Montréal. 

À son arrivée au pouvoir en 1830, Louis-Philippe « a levé la censure et a déclaré que tout le monde avait le droit de dire ce qu’il voulait »

Ce dont Philipon et de nombreux autres ne se sont pas privés… 

« En 1835, le roi a dû réimposer des lois sur la censure qui visaient particulièrement le dessin de presse et la caricature, dit-elle. Comme si les dessins étaient perçus comme plus dangereux et qu’ils devaient faire l’objet d’un plus grand contrôle que les écrits. » 

Dans la mémoire longtemps

Des dessins plus percutants que les écrits ? La formule a été maintes fois consacrée. 

S’il est plutôt rare qu’un article d’un journaliste s’imprègne suffisamment longtemps dans la mémoire collective pour que les lecteurs s’en souviennent pendant de nombreuses années, il en va autrement de la caricature.

Postes Canada en a fait l’illustration encore cet automne. 




Les œuvres de cinq caricaturistes canadiens – soit Brian Gable (Globe and Mail), Terry Mosher (dit Aislin) de Montreal Gazette, Duncan Macpherson (Toronto Star), Bruce MacKinnon (Chronicle Herald d’Halifax) et Serge Chapleau (La Presse) – ont été reproduites sur des timbres. 

« Si tu es chanceux dans ta carrière, tu dessineras une caricature dont on se souviendra longtemps », observe Terry Mosher. 

Il note par contre que le dessin choisi pour son timbre n’est pas, selon lui, celui qui a marqué le plus les esprits. La caricature d’un René Lévesque conseillant aux anglos de « prendre un Valium » après les élections de 1976 est probablement celle dont on lui a le plus parlé, dit-il. 


Même chose pour Chapleau, dont les dessins du bloquiste Gilles Duceppe coiffé d’un bonnet ou du maire Gérald Tremblay transformé en chevreuil pétrifié sont entrés dans la légende. 


Mais ces dessins avaient le désavantage de ne pas être compris d’un bout à l’autre du pays, dit Mosher.

N’empêche. L’honneur que leur a fait Postes Canada les a touchés. 

« Il faut se souvenir que lorsqu’on fait une caricature, on est au bord d’une falaise, dit Chapleau. Un pas en avant, et on est mort. Un pas derrière, et on est ennuyeux. »

« Si tu es chanceux dans ta carrière, tu dessineras une caricature dont on se souviendra longtemps », observe Terry Mosher. 

Mais… où sont les femmes ?

En octobre, pour souligner la parution de ses nouveaux timbres, Postes Canada a organisé une table ronde virtuelle avec les quatre caricaturistes honorés ainsi que Ian Macpherson, fils de Duncan (mort en 1993).

Cinq hommes blancs, en plus de l’animateur, apparaissaient ensemble à l’écran… Le tableau était si frappant que le sujet s’est imposé de lui-même : mais où sont les femmes ?

À 79 ans, Terry Mosher, l’aîné du groupe, soupire.
Je pense en effet qu’au début du XXe siècle, il y avait un biais dans les journaux contre les femmes. Mais au fil des ans, les femmes ont fait leur place dans les salles de rédaction… sauf à la caricature. Pourquoi ? Franchement, I don’t know. Terry Mosher
« C’est un mystère pour moi aussi ! », admet candidement au bout du fil Sue Dewar, la caricaturiste dont le nom revient le plus souvent quand la question est posée.

Native de Montréal, la caricaturiste est entrée au Calgary Sun au début des années 1980, et a fait toute sa carrière dans le réseau Sun Media. 

Bien sûr, raconte-t-elle, elle a croisé en début de carrière des éditeurs de journaux qui ne voulaient rien savoir d’une femme dans les pages éditoriales. 

« Et je me souviens qu’il y avait des femmes qui dessinaient dans des journaux locaux de Vancouver ou de Yellowknife. Mais tous ces journaux ont disparu. »

Moins de journaux, moins de caricaturistes, et moins de voix diversifiées : c’est la réalité implacable qui touche le métier. 

« Les caricaturistes sont aussi bons qu’on leur permet de l’être », rappelle Sue Dewar. Mais si personne ne les embauche ou n’achète leurs dessins, qui paiera l’épicerie ? 

L'avenir est-il dans les mèmes ?


« Monétiser des mèmes, je ne sais pas si c’est possible », dit Vincent Houde, l’un des trois auteurs derrière le compte « Mèmes Fruiter ». 

Les mèmes – ces vignettes humoristiques où des images connues (photos, dessins) sont trafiquées pour livrer un nouveau message – sont souvent cités comme une nouvelle forme de caricature. 

Mais les créateurs de mèmes ne vivent pas de leur art. 

Certains, comme Mèmes Fruiter, songent à conclure des partenariats publicitaires. D’autres tentent de décliner leur concept avec des produits dérivés, ou avec des abonnements payants.

Cet enjeu auquel fait face la relève est préoccupant, mais pas insurmontable, croit Terry Mosher. 

« Je pense que dans l’avenir, la technologie va évoluer, la plateforme de diffusion va changer, et le point de vue proposé par les caricaturistes aussi va être différent. Mais il y aura toujours de la place pour la satire sous une forme visuelle. »

« La caricature est une soupape, rappelle Chapleau. On dirait que dès que ça va mal, quelqu’un se met à dessiner des bonshommes. C’est un moyen de défense instinctif que de grossir les traits et montrer la bêtise. 

Quand j’entends dire qu’il n’y aura plus de caricature, ça m’inspire le contraire. Je ne sais pas comment ça va se faire, mais c’est clair qu’il y en aura toujours. »

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