mercredi 2 janvier 2013

Jacques Tardi refuse la Légion d'honneur

Du site Le Monde Culture.


Le célèbre auteur de bande dessinée Jacques Tardi "refuse avec la plus grande fermeté" la Légion d'honneur qui lui a été attribuée le 1er janvier, voulant "rester un homme libre et ne pas être pris en otage par quelque pouvoir que ce soit", a-t-il déclaré mercredi 2 janvier.

Lire : Légion d'honneur : 681 décorés, dont les militaires tués par Merah

"J'ai appris avec stupéfaction par les médias, au soir du 1er janvier, que l'on venait de m'attribuer d'autorité et sans m'en avoir informé au préalable, la Légion d'honneur !", souligne l'auteur qui vient de publier Moi René Tardi, prisonnier de guerre, Stalag II B (Casterman), une œuvre très personnelle, basée sur le témoignage de son père, prisonnier en Allemagne.

"Étant farouchement attaché à ma liberté de pensée et de création, je ne veux rien recevoir, ni du pouvoir actuel, ni d'aucun autre pouvoir politique quel qu'il soit. C'est donc avec la plus grande fermeté que je refuse cette médaille", déclare Tardi dans un communiqué séparé.

"Je n'ai cessé de brocarder les institutions. Le jour où l'on reconnaîtra les prisonniers de guerre, les fusillés pour l'exemple, ce sera peut-être autre chose", ajoute Jacques Tardi, qui s'est aussi beaucoup penché sur la Grande Guerre (Putain de guerre !, C'était la guerre des tranchées...). "Je ne suis pas intéressé, je ne demande rien et je n'ai jamais rien demandé. On n'est pas forcément content d'être reconnu par des gens qu'on n'estime pas", conclut l'auteur d'Adèle Blanc-Sec.

Les refus de Légion d'honneur ne sont pas si rares. Avant Tardi, de nombreuses personnalités l'ont refusée pour des raisons diverses, de Louis Aragon à Albert Camus, de Claude Monet à Hector Berlioz, Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir. Georges Brassens en a même fait une chanson. Léo Ferré fustigeait "ce ruban malheureux et rouge comme la honte".

Plus récemment, en août 2012, la chercheuse Annie Thébaud-Mony, spécialiste des cancers professionnels, avait refusé cette décoration pour dénoncer l'"indifférence" qui touche la santé au travail et l'impunité des "crimes industriels", avait-elle écrit à la ministre du logement, Cécile Duflot.

Contrairement aux idées reçues, la Légion d'honneur ne se réclame pas. Quand son nom apparaît dans le Journal officiel, il faut se faire décorer pour "prendre rang". Ce sont les ministres qui adressent les dossiers à la grande chancellerie de la Légion d'honneur. Les dossiers sont ensuite instruits par le conseil de l'ordre de la Légion d'honneur et ses décisions soumises au président de la République.





Jacques Tardi : Mon père, ce vaincu
Frédéric Potet dans Le Monde.


Un jour, au cours des années 1980, Jacques Tardi a lancé à son père, René :"Raconte-moi tout ça dans des carnets." Sans doute un peu las d'entendre son"vieux" ressasser ses sempiternels souvenirs de prisonnier de guerre, celui qui était déjà un auteur de bande dessinée à succès (Adèle Blanc-Sec, Nestor Burma...) s'était dit qu'il finirait bien, un jour ou l'autre, par en tirer un récit. René Tardi s'était exécuté, et d'une écriture serrée et penchée, avait alors noirci trois petits cahiers d'écolier à carreaux.

Dessinateur à ses heures, l'homme avait aussi croqué - de mémoire - quelques scènes du stalag de Poméranie (au nord de l'actuelle Pologne) où il avait passé près de cinq ans de sa vie. Donnés à son fils puis posés par celui-ci sur une étagère dans l'attente qu'un créneau de travail se libère ou qu'une envie impérieuse se manifeste, les cahiers y restèrent près de trente ans. Le délai nécessaire, sans doute, à la maturation d'une oeuvre. La plus personnelle, incontestablement, d'un raconteur né qu'il est inutile de présenter ici.

Moi, René Tardi, prisonnier de guerre au stalag II B n'est pas un livre de guerre comme on l'entend avec ses héros, ses batailles, ses péripéties, son contexte politique... Mais un livre de guerre "à la Tardi" où l'Histoire est regardée par le petit bout de la lorgnette et racontée à travers le prisme du quotidien, voire d'une certaine trivialité.

Après avoir publié une dizaine d'albums sur 14-18, c'est la première fois que l'auteur, né en 1946, se penche sur la seconde guerre mondiale. Son approche n'a pas changé d'un iota : "J'aime parler des petites choses de tous les jours car elles en disent beaucoup sur les conditions de vie et de survie des gens de cette époque. Je préfère également m'intéresser aux pauvres types au bas de l'échelle, auxquels je suis à même de m'identifier, plutôt qu'aux fins stratèges", confie-t-il cet après-midi-là dans la pénombre de sa maison atelier du 20e arrondissement de Paris.

Au stalag

S'il aime les losers, tout le défi de Tardi, ici, fut de camper son propre père dans un rôle de perdant non pas magnifique, mais intégral et rabaissé par le fait d'avoir vécu la guerre sans même participer aux combats.

Militaire de carrière affecté à la conduite d'un char, René Tardi est capturé en mai 1940, douze jours après les premières offensives, du côté de Péronne (Somme), non loin de là où son propre père avait été blessé pendant la première guerre mondiale. Envoyé dans un stalag, il y restera jusqu'à la fin du conflit. Dans le camp, la vie est pénible, déprimante, mortelle... Tenaillés par la faim, les prisonniers n'ont qu'une obsession : manger. Ils épluchent des épluchures de pommes de terre, fument l'écorce des poteaux, rêvent d'évasion et "suivent" l'actualité du front, impuissants, en écoutant la BBC sur des radios bricolées à l'insu de leurs geôliers.

"Mon père aurait rêvé d'être un combattant héroïque et mourir au combat plutôt que de subir l'humiliation d'avoir été mis de côté, confie Tardi. Il fut le vaincu par excellence." Le retour en France - qui fera l'objet d'un deuxième album - n'arrangera rien, tout au contraire : "Les prisonniers de guerre n'ont pas eu la même considération que les résistants par exemple, et la découverte des camps de concentration a relativisé leur sort. C'est tout juste s'ils n'étaient pas partis en colonie de vacances."

Ne trouvant "rien de mieux" à faire, René Tardi restera dans l'armée, "jusqu'à l'Indochine", avant de devenir gérant d'une station-service. Jusqu'à sa mort en 1986, il nourrira une profonde amertume et développera une hargne farouche contre le système, mettant dans le même sac les enseignants, les militaires, les fonctionnaires, tous coupables d'avoir cultivé l'image d'une France rayonnante et invulnérable entre les deux guerres.

"Vivre à côté d'un type comme ça n'était pas simple. D'autant que j'étais fils unique. J'en ai pris plein la gueule", se souvient le bédéiste. De là à penser que celui-ci a voulu, par la même occasion, régler une histoire de famille pleine de non-dits, le pas est rapide : "Sans doute, mais je ne fais aussi que raconter la vérité. Il y a quand même eu 1,8 million de prisonniers français envoyés en Allemagne qui ont connu les mêmes conditions de vie."

Dans les entrailles d'un cadavre oublié

Cet album s'inscrit aussi dans la continuité de ses précédents livres sur la première guerre mondiale, lesquels avaient été inspirés par le destin d'un grand-père ayant survécu au conflit et qui, un jour de bombardement, plongea ses mains dans les entrailles d'un cadavre oublié. "Ces deux conflits ont jalonné l'histoire des familles de l'époque et aucune n'y a échappé, poursuit Tardi. Je me souviens que, lorsqu'une fille naissait, on disait : "Ah, tant mieux, au moins elle ne fera pas la guerre !" "

Ne dites pas en revanche à Jacques Tardi que son album fait penser à Maus, le chef-d'oeuvre de l'américain Art Spiegelman. "Ah, je m'attendais à cette remarque ! Vous êtes le premier...", s'emporte-t-il soudainement.

Dans Maus, ouvrage réalisé dans les années 1970 et 1980, Spiegelman racontait la Shoah à partir d'interviews qu'il avait faites de son père, rescapé du camp d'Auschwitz. Si la période évoquée dans Moi, René Tardi... est bien la même, et si le procédé consistant à dialoguer avec son géniteur est quasi identique, la comparaison s'arrête là pour le dessinateur et scénariste français.

Fidèle au texte écrit sur les petits carnets d'écolier, celui-ci s'est mis en scène sous les traits d'un enfant "né avant sa naissance" et qui apporte la contradiction à ce soldat sans guerre. Rentre-dedans comme ils ont dû l'être à la fin des repas de famille, les échanges font effleurer une vraie tendresse pour ce père "en pétard du matin jusqu'au soir", père à qui Tardi doit finalement beaucoup : "Je lui suis reconnaissant d'avoir nourri mon antimilitarisme." L'auteur n'en a pas pour autant fini avec cette thématique : dans deux ans, il se replongera dans la première guerre mondiale, à l'occasion du centième anniversaire du début du conflit.





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