Raphaël Dallaire Ferland dans Le Devoir:
Quand tout sera terminé, il nous restera les images pour immortaliser la lutte des étudiants du Québec qui, depuis une demi-année, traversent les haies de matraques, les gaz et les grenades pour crier leur vision d’une société qui leur ressemblerait enfin.
Publié le jeudi 23 août, l’ouvrage collectif Carré rouge : le ras-le-bol du Québec en 153 photos, illustré par Jacques Nadeau, photographe au journal Le Devoir depuis 20 ans, s’ajoute à l’effervescence artistique et documentaire qui contribuera à inscrire le mouvement étudiant dans l’histoire du Québec et dans la mouvance des luttes sociales internationales.
En entretien avec Le Devoir, le photojournaliste confie sa démarche, mais aussi la philosophie sur laquelle repose sont art et sa vision de la crise sociale qui l’accapare depuis l’hiver. Rencontré derrière la vitrine d’un café de la rue Saint-Denis, il observe un col bleu s’activer sur son marteau-piqueur. « Je préfère encore le bruit des casseroles… », laisse-t-il tomber.
De l’émeute de Victoriaville aux arrestations massives des manifestations nocturnes, en passant par les marches des casseroles et la bataille du Plan Nord au Palais des congrès, le photojournaliste était sur tous les fronts.
Mais il n’est pas le seul. À l’imposante galerie photo se marient des témoignages de « gens qui parlent avec leur coeur, avec courage ».
L’ex-premier ministre Jacques Parizeau a accepté ce mot d’ordre pour rédiger la deuxième de ses rares sorties publiques à propos de la lutte estudiantine. « Mais quel plaisir, sur mes vieux jours, de voir ces jeunes que l’on disait collectivement amorphes, montrer une telle vitalité pour résister à l’alliance trop étroite du pouvoir politique et de l’argent », écrit-il.
À travers les contributions de quelques personnalités (Fred Pellerin, Amir Khadir, Les Zapartistes et autres) résonnent les témoignages des « gens qui étaient dans la rue. Ils devaient écrire, c’était fondamental », insiste Nadeau.
« On a même invité Jean Charest à écrire dans le livre, s’amuse-t-il. Il parlait de majorité silencieuse, donc je voulais avoir son représentant… mais il est resté silencieux. »
Secrets de photographe
Fort de ses photos qui ont passé à l’histoire depuis le passage de René Lévesque, le cinquantenaire est largement reconnu comme l’un des grands photojournalistes du Québec. S’il se fout éperdument de la technique, il martèle ses règles d’or comme un credo.
« Le plus près possible ! », s’écrit-il spontanément lorsqu’on lui demande comment il prend ses photos. Pris entre les escouades antiémeute et manifestants, Nadeau renifle les effluves de lacrymogène comme un fauve traquant sa proie à l’odeur. Il suffit généralement de repérer le photographe pour savoir où se réalisera la prophétie inlassablement répétée durant les marches nocturnes : « Ça va péter. » D’un bond (et d’un sacre bien senti), il s’élance vers une scène qu’il semble toujours être le premier à apercevoir, décoche ses clichés alors que les bombes assourdissantes et les pierres volent au-dessus de sa tête, puis s’extirpe au son d’un autre sacre.
« Notre job est d’être entre les deux. Naturellement que tu reçois des coups : sur la ligne de front, c’est sûr que tu vas être bombardé. J’ai été poivré une douzaine de fois, mais à toutes les fois, un petit commando était là et j’ai reçu une aide immédiate. » Plongeant dans l’action « avec pas d’casque », Nadeau n’est pas sorti de cette lutte indemne : « Mes yeux sont moins bons qu’il y a trois mois. On dirait que du poivre est resté dans la lentille. »
Il lui reste tout de même assez de vision pour honorer son deuxième mot d’ordre : « Le plus important quand tu arrives sur le terrain, c’est de regarder et d’écouter. Quand tu vois ce qui se passe dans les yeux des gens, tu sais ce qu’ils vont faire. »
Et c’est à travers leur regard qu’il tente de faire surgir la poésie de l’actualité : « Il y a l’information qui touche le coeur des gens et l’information qui touche la raison. L’essentiel est d’arriver à un équilibre en faisant un mélange des deux. »
Police versus étudiants
Même après tous ces jours et ces nuits passés à braquer sa lentille sur l’histoire, Jacques Nadeau refuse de prendre parti sur les enjeux politiques de la crise. Mais, allergique aux trottoirs où les forces de l’ordre voudraient voir se cantonner les médias, il demeure un témoin de ce qui s’est réellement passé dans la rue.
Celui qui, dans une scène massivement médiatisée du 15 mai, s’est fait renverser par un cheval et sa cavalière du Service de police de la Ville de Montréal, n’a aucun mot doux pour la réponse policière au conflit.
« Ce n’est que de la stratégie. Le lendemain du 22 mars, quand il y a eu 200 000 personnes dans [la rue] Sherbrooke, le gouvernement s’est dit : “ Il faut démolir cette poussée-là .” Le lendemain, l’image qu’on a poussée du côté des relations publiques visait à montrer toutes formes de manifestations comme dangereuses. On ciblait les étudiants de toutes les façons », affirme-t-il en citant des techniques comme : couper la foule en deux (« pour mieux lui rentrer dedans ») ; procéder à des arrestations massives (« Pourquoi ne pas arrêter juste le Black Block ? ») ; et en plaçant des appâts (« Pourquoi laisser les manifestants arriver à Victo avant la Sûreté du Québec ? Pourquoi laisser une voiture de police sans surveillance sur Sainte-Catherine ? »).
« Ce qui m’a fait le plus peur, c’est d’entendre les policiers dire : “ On va contrôler Montréal ”. Tabarnak ! Entre eux, dans les manifs, ils criaient : “ On va vous contrôler ” », se désole-t-il.
Jacques Nadeau réserve donc son admiration pour les étudiants. « L’énergie que j’ai sentie chez ces jeunes-là, c’est incroyable. Ça pour moi… », poursuit-il sans finir, visiblement excédé. « L’énergie c’est la vie, et tu ne peux pas être contre la vie. Après avoir vu ces jeunes-là, l’avenir ne me fait plus peur du tout. »
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