Maximilien Le Roy, Joe Sacco, Didier Tronchet, Pierre Christin, Olivier Balez, Jacques Ferrandez, Jeroen Janssen, Emmanuel Guibert et Jean-Philippe Stassen réunis dans un même ouvrage.
Depuis 5 ans, la revue XXI offre dans chaque livraison un récit graphique inédit de 30 planches. Une seule contrainte : le réel. À chaque fois, ils nous racontent le monde d'aujourd'hui en BD. Chaque reportage est précédé d'une double page d'introduction par Patrick de Saint-Exupéry, rédacteur en chef de XXI, qui signe également la préface de l'ouvrage.
Un article de Stéphane Dreyfus et Hélène Fargues sur le BD-reportage dans La Croix:
Pendant la guerre de Sécession aux États-Unis, des journaux faisaient appel à des dessinateurs pour réaliser des reportages sur les champs de bataille. Un siècle et demi plus tard, Joe Sacco, auteur maltais de bandes dessinées, a réactivé cette pratique en réalisant les premiers grands BD-reportages (1), voyageant dès le début des années 1990 en Palestine, puis en ex-Yougoslavie, pour enquêter et recueillir la parole de ceux qui en étaient privés (lire les repères ci-dessous). Plus récemment, sa rencontre en Inde avec les paysans pauvres de Kushingar a été publiée dans XXI , revue française d’enquêtes au long cours qui insère un reportage dessiné dans chacun de ses numéros. L’ensemble de ces BD est aujourd’hui rassemblé dans un volumineux et passionnant recueil (2).
Cet ouvrage n’est pas le seul à s’inscrire dans cette veine. Depuis un an, de nombreux albums ont vu le jour : des Ignorants d’Étienne Davodeau à Campagne présidentielle de Mathieu Sapin, en passant par BD reporters de Patrick Chappate et Chroniques de Jérusalem de Guy Delisle (voir les repères). Écoulé à 150 000 exemplaires, ce dernier a reçu le Fauve d’or du meilleur album au dernier Festival d’Angoulême, présidé par Art Spiegelman. Ce bédéiste américain a inspiré tous ces auteurs avec son célèbre Maus, prix Pulitzer 1992, qui racontait la Shoah à travers le témoignage de son père, rescapé d’Auschwitz. Cette œuvre à la fois introspective et documentaire inaugura de façon magistrale une nouvelle forme de bande dessinée qui n’hésitait plus à s’emparer du réel.
Le BD-reportage s’inscrit dans cette grande famille d’ouvrages réalistes où l’on trouve pêle-mêle carnets de voyage, autobiographies, témoignages, essais historiques ou politiques… « Il y a souvent confusion sur ce qui relève du BD-reportage, dans lequel l’auteur se doit de relater les faits, mais aussi de les mettre en perspective », relève Benoît Mouchart, directeur artistique du Festival d’Angoulême.
Mais les frontières restent poreuses entre le travail d’enquête et le témoignage personnel. « Ce qui se passe autour de moi est la matière première dont je me nourris. Or je ne vis ni avec des agents secrets ni des top-modèles », ironise Étienne Davodeau, qui a préféré raconter « la vie quotidienne » de ses propres parents, militants à la JOC et à la CFTC dans Les Mauvaises Gens (Delcourt, 2005).
Mais les frontières restent poreuses entre le travail d’enquête et le témoignage personnel. « Ce qui se passe autour de moi est la matière première dont je me nourris. Or je ne vis ni avec des agents secrets ni des top-modèles », ironise Étienne Davodeau, qui a préféré raconter « la vie quotidienne » de ses propres parents, militants à la JOC et à la CFTC dans Les Mauvaises Gens (Delcourt, 2005).
"C’EST UNE ARME QUI PERMET DE SE FAUFILER"
« Nous avons besoin de dessiner le monde qui nous entoure afin de mieux le cerner. Pour ce faire, la palette d’outils qu’offre la BD est très riche », s’enthousiasme Emmanuel Guibert, qui a su mêler avec brio le dessin et la photographie dans Le Photographe (trois tomes, Dupuis, 2003-2006), récit fort et poignant des reportages en Afghanistan de Didier Lefèvre.
« La BD joue sur l’image, les textes et les blancs, soit trois instruments, analyse Patrick de Saint-Exupéry, rédacteur en chef de XXI . Les dessinateurs raisonnent dans plusieurs dimensions, donc leur appréhension des choses est plus ouverte. Ils n’ont pas l’accroche de l’actualité en permanence en tête et n’hésitent pas à s’attarder sur des choses qui paraissent anecdotiques aux yeux des journalistes, pressés par le temps. »
L’auteur québécois Guy Delisle est sans conteste le champion du détail révélateur. « En Birmanie, un jour de pluie, des locaux sont venus me prêter un parapluie pour m’abriter, relate-t-il. Nous avons discuté le temps de l’averse. Des policiers sont ensuite intervenus pour vérifier que tout allait bien. Un journaliste n’aurait pas forcément fait grand cas de cette petite histoire que j’ai racontée dans Chroniques birmanes (Delcourt, 2007). Mais la somme de ces anecdotes formera un tableau d’ensemble qui dit tout le poids de la coercition exercée au quotidien par la junte. »
Les BD-reporters peuvent aussi s’affranchir des barrières qui se dressent devant les journalistes professionnels. « On se méfie moins des dessinateurs, relève Mathieu Sapin, qui a raconté dans Campagne présidentielle les coulisses de la campagne de François Hollande. C’est une arme qui permet de se faufiler. »
SE METTRE EN SCÈNE POUR CRÉER UN DÉCALAGE HUMORISTIQUE
L’autre force du reporter-dessinateur est de s’incarner dans le récit. La plupart des auteurs procèdent ainsi pour mieux « prendre le lecteur par la main, renforcer la proximité avec lui », explique Étienne Davodeau. Pour Mathieu Sapin, cela crée un décalage humoristique qui permet, par exemple, de railler certains travers du journalisme politique. Dans l’une des planches de Campagne présidentielle , un journaliste lui reproche de ne pas avoir saisi l’occasion d’interviewer le candidat socialiste croisé dans les toilettes… Selon le dessinateur de presse suisse Patrick Chappatte, la représentation de soi « permet de faire part des doutes que l’on peut avoir sur le terrain. Cela souligne également l’aspect éminemment subjectif de cette approche journalistique. »
Pour Patrick de Saint-Exupéry, qui incite ses auteurs à se mettre en scène, « la subjectivité est évidente : en dessinant, on fait un choix d’auteur. Ce qu’on appelle “objectivité journalistique” devrait selon moi relever d’une subjectivité assumée, de l’honnêteté du regard ».
UN NOUVEAU LECTORAT DE BD "PLUS FÉMININ, PLUS INSTRUIT, PLUS PORTÉ SUR LE RÉEL"
D’aucuns reprochent toutefois à certains auteurs d’être ouvertement partisans, en caricaturant parfois les personnages de leur récit, comme le fait parfois Joe Sacco. « Il exprime une révolte face à une situation tragique, mais ne construit pas un discours sur ce qui est bien ou mal », rétorque le rédacteur en chef de XXI . Guy Delisle assume aussi cette partialité : « Confronté à la réalité, j’ai ressenti l’injustice de la situation des Palestiniens. Mais je ne saurais pas trancher en faveur de l’un ou l’autre camp. »
Si ce traitement du conflit israélo-palestinien séduit aujourd’hui les lecteurs, ce succès n’était pas garanti il y a vingt ans. « À l’époque où est sorti Palestine de Joe Sacco, raconte son éditeur chez Futuropolis Alain David, le BD-reportage n’intéressait personne. Les droits n’ont pas été compliqués à négocier avec son éditeur américain. » Mais les enchères ont augmenté depuis. Jean-Baptiste Bourrat, éditeur aux Arènes, a essayé en vain d’acquérir les droits de l’adaptation en BD de Valse avec Bachir , film d’animation israélien d’Ari Folman, finalement publié chez Casterman.
Les maisons d’édition montrent désormais un fort intérêt pour ces ouvrages, qui attirent un nouveau lectorat « plus féminin, plus instruit, plus porté sur le réel et la littérature », résume Grégoire Seguin, éditeur chez Delcourt et libraire à Tours. Les auteurs sont donc de plus en plus sollicités : Mathieu Sapin se dit assailli de propositions, et Jean-Philippe Stassen a le projet de rassembler ses reportages africains publiés dans XXI en un seul ouvrage édité par Futuropolis. Enfin, lors du dernier Festival d’Angoulême, six auteurs ont annoncé pour 2013 un projet numérique trimestriel de reportages et documentaires en bande dessinée, La Revue dessinée , qui sera déclinée par la suite en recueil papier.
(1) Le terrain avait été défriché en France dans la presse alternative des années 1970 et 1980 par Cabu et par Jean Teulé.
(2) Grands reporters , Les Arènes-XXI, 656 p., 39,80 €.***
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Repères : le succès récent du BD-reportage
- Chroniques de Jérusalem de Guy Delisle Delcourt, 334 p., 25 € De son expatriation à Jérusalem entre 2008 et 2009, le Québécois Guy Delisle a ramené un récit en images personnel, plein d’humour, simple et pédagogique, offrant ainsi un nouveau regard sur le problème israélo-palestinien. 150 000 exemplaires.
- Reportages de Joe Sacco Futuropolis, 200 p., 25,40 € Ce livre brutal et sans concession rassemble la plupart des reportages réalisés par le journaliste et auteur de BD Joe Sacco sur des terrains de guerre, de l’ex-Yougoslavie à l’Irak. 20 000 exemplaires.
- Les ignorants, récit d’une initiation croisée d’Étienne Davodeau Futuropolis, 272 p., 24,90 € Pendant un an, le dessinateur Étienne Davodeau a goûté aux joies de la taille, du décavaillonnage, de la tonnellerie chez son ami vigneron Richard Leroy. Avec un trait délicat et respectueux, il crée le dialogue entre deux arts si éloignés en apparence. 100 000 exemplaires.
- Campagne présidentielle de Mathieu Sapin Dargaud, 72 p., 14,99 € L’apprenti reporter Mathieu Sapin, qui a suivi François Hollande à partir d’octobre 2011, s’est faufilé dans les coulisses de la campagne présidentielle pour en livrer un témoignage passionnant et hilarant. 12 000 exemplaires.
- BD reporter de Patrick Chappatte Glénat, 108 p., 18,50 € De Gaza à l’Élysée en passant par les bidonvilles de Nairobi, le dessinateur de presse suisse, adepte du BD reportage depuis 1995, donne à voir l’humanité derrière l’actualité. 5 000 exemplaires.
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