Cynthia Brisson, Le libraire, publié le 03/04/2013
Certains lecteurs auraient pu croire, à tort, que Philémon avait vécu ses dernières déambulations poétiques dans Le diable du peintre, paru en 1987. Mais Fred n’avait pas dit son dernier mot. Et s’il a mis plusieurs années à terminer cette histoire, ce n’est pas faute d’imagination (Fred, manquer d’imagination, allons donc!). Non, c’est simplement que le bédéiste et le personnage avaient besoin d’une petite pause après la sortie de ce quinzième tome d’une aventure qui a commencé en 1965. « J’ai dit à Philémon : tiens, je te donne un peu de vacances », raconte M. Aristides, de l’autre côté de l’océan, à l’autre bout du fil. Leurs chemins se sont donc séparés, le temps pour l’auteur de faire autre chose, dont l’étonnante Histoire du corbac aux baskets. Ensuite, sa santé s’est mise à faire des siennes et le marathon des hospitalisations a commencé, jusqu’à cette ultime opération au cœur qui lui a joué le sale tour de le priver de sa capacité à dessiner comme avant.
« Ça m’ennuyait de laisser l’histoire en suspens. J’étais très perturbé, je me disais : c’est idiot, c’est comme si vous laissiez un paquet au bord de la route. Le paquet il faut l’ouvrir, le défaire et le faire fonctionner. Je souhaitais terminer cette histoire, mais je ne savais pas si j’allais y arriver », confie le bédéiste de 82 ans. Pourtant, la ligne d’arrivée était proche, puisqu’il avait dans ses tiroirs vingt-huit planches complétées, qui n’attendaient qu’une conclusion. « Ça m’a pris plusieurs années, parce que je tournais en rond. Je savais que je pouvais finir, ce n’était pas une question d’imagination : c’était une question de santé. Et là, j’ai pensé à ce que ce soit Philémon qui termine l’histoire. »
C’est que, dans Le train où vont les choses, la lokoapattes – cette étrange machine qui carbure à l’imagination – est en panne. Il faut donc que quelqu’un lui raconte une histoire pour la faire redémarrer, sinon le train où vont les choses ne va plus nulle part et c’est assez embêtant. « J’ai pensé à reprendre Philémon qui dit au chauffeur de cette locomotive : “Moi, j’ai peut-être une idée pour la suite, une histoire qui pourrait intéresser la lokoapattes, pour la faire fonctionner.” Il se met alors à raconter le début des Naufragés du A », explique Fred. L’idée est astucieuse, puisqu’il a suffi de quelques dessins pour opérer la transition entre les planches déjà prêtes et celles du premier album de la série, qui sont ici reprises en noir et blanc à la manière d’un vieux film. Vous aurez donc compris que la fin devient en fait le début des aventures de Philémon.
« Je voulais que ça se termine en boucle, qu’on soit obligé de recommencer, comme ça, depuis le début. C’est pour être complice avec les lecteurs », développe le bédéiste qui s’empresse cependant d’ajouter : « Évidemment, on souhaite que le lecteur ait les mêmes sentiments, la même émotion, qu’on peut avoir, nous, l’auteur, en écrivant des histoires. Et là ça semble être le cas, alors c’est bien; je suis content que les lecteurs apprécient, soient sensibilisés sur mes histoires. Mais finalement, j’écris surtout pour moi. »
« Si le lecteur ne suit pas, je l’emmerde, voilà! »
Fred nage toujours à contre-courant, faisant fi des impératifs commerciaux et des attentes du public qui dictent pourtant grand nombre de publications. « Il ne faut surtout pas penser aux lecteurs! Il faut écrire pour soi d’abord. Si on cherche à séduire le lecteur, on est cuit et on ne fait que des trucs médiocres. On doit travailler pour soi, complètement, en donnant son âme sur le papier. Le lecteur, je ne m’en occupe pas : s’il suit tant mieux, s’il ne suit pas, je l’emmerde, voilà! Et je dis : c’est lui qui a tort et pas moi. Même s’il y a 25 millions de personnes qui n’aiment pas mes histoires, je dis que c’est moi qui ai raison et qu’ils sont cons de ne pas suivre mes histoires. Voilà mon raisonnement. Comme ça, vous êtes sûr d’être honnête. »
Fred tient à être fidèle à lui-même, à tel point qu’il préfère ne plus dessiner du tout, plutôt que de faire des dessins à peu près, maintenant que sa santé ne lui permet plus autant de précision. « Si c’est pour rater un truc, je préfère ne rien faire », renchérit-il. Cette finale en boucle lui convient donc : « Je trouve que ça clôt bien le tout et moi je n’ai pas besoin d’autres histoires. Ça me suffit. J’ai une soixantaine d’albums, je pense qu’on ne peut pas en faire plus. »
À partir de maintenant, les idées de Fred ne trouveront plus refuge sur le papier, elles vogueront où bon leur semble. « Quand je faisais mes dessins, je n’ouvrais jamais la fenêtre de peur que mes idées s’envolent. Maintenant, j’ouvre la fenêtre et je les laisse vagabonder. Alors, elles vont dans les nuages et je les verrai plus tard. Je m’assiérai à la droite de Dieu et je regarderai tout ce que j’ai fait, avec l’ange Gabriel et tous les autres », dit-il avec sa voix qu’on sent pétillante, malgré cette allusion manifeste au temps qui nous rattrape tous.
Au moment d’écrire ces lignes, Fred loge dans une maison de repos à la suite de quelques complications pulmonaires. On pourrait croire qu’il s’ennuie dans cet établissement, mais ce serait faire fausse route : « Quand je suis seul avec moi, je ne m’embête pas! Je discute avec moi-même, ça me suffit. » Et puis, il n’est pas tout à fait seul. Dans sa chambre, il y ce petit Philémon, dessiné il y a plusieurs années par l’ami Manu Larcenet, qui dit : « À moi de m’occuper de toi maintenant. »
Québec, je me souviens…
Fred espère retrouver la santé pour revenir un jour au Québec, sa « seconde patrie », où il a de nombreux amis. Ces affinités avec la belle province sont telles qu’il a donné son accord de principe pour que Philémon soit adapté au grand écran par deux cinéastes québécois, Julien Demers-Arsenault et Sébastien Denault, chose qu’il avait jusqu’alors toujours refusée. Plusieurs étapes restent à franchir et Fred n’a pas donné son accord final, mais nous aurons peut-être la chance de voir Philémon en 3D sur nos écrans si le projet se concrétise.
« Le Libraire », le bimestriel des librairies indépendantes, consacre un dossier de 14 pages à la BD dans son édition d'avril-mai 2013. On y fait un bref historique de la bande dessinée québécoise, un profil de la maison d'édition « L'Association » et des entrevues de Fred, Réal Godbout, Dubuc & Delaf, Julie Rocheleau et Arthur de Pins
On peut télécharger le magazine ici.
« Le Libraire », le bimestriel des librairies indépendantes, consacre un dossier de 14 pages à la BD dans son édition d'avril-mai 2013. On y fait un bref historique de la bande dessinée québécoise, un profil de la maison d'édition « L'Association » et des entrevues de Fred, Réal Godbout, Dubuc & Delaf, Julie Rocheleau et Arthur de Pins
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