mardi 31 octobre 2017

« Blake et Mortimer » : le jackpot des marchands d’art (2)

Jacobs dans la chambre jaune de sa Maison du Bois des Pauvres.

Qui a mis Jacobs aux enchères ?

Eric Leroy et Daniel Maghen, les deux grands experts parisiens de la BD, ont été les principaux marchands des planches de Blake et Mortimer.

Gaëtan Laloy préside la Chambre belge des experts en bande dessinée. 

Il connaît ses classiques, à commencer par Hergé et Jacobs, les maîtres du journal Tintin

Gaëtan Laloy appartient au cercle étroit des experts entre les mains desquels voyagent les plus précieux trésors du 9e Art. 

Dans le cadre de notre enquête sur la dispersion de l’œuvre de Jacobs, il a accepté de témoigner d’une scène interdite. 

Alors que chacun pensait les planches de Blake et Mortimer enfermées à double tour dans les coffres d’une banque de l’avenue Marnix, à l’abri de la Fondation Jacobs, voilà que des dizaines de pièces de musée se retrouvaient dans la chambre d’un hôtel bruxellois !
« J’ai eu en main, il y a un peu plus d’un an, près d’une centaine d’originaux de Blake et Mortimer.
Ces joyaux avaient été rassemblés par le galeriste Daniel Maghen. 
La personne qui les lui avait fournis ne pouvait les avoir trouvés que dans les coffres de la Fondation et les avoir revendus en bloc contre un gros chèque. 
La valeur marchande avoisinait les 2,4 millions d’euros. 
Ces planches se négocient aujourd’hui entre 75 et 150.000 euros pièce. 
Il y avait là des originaux du Secret de l’Espadon, du Mystère de la Grande Pyramide, de S.O.S. Météores, de L’Affaire du collier, du premier tome des 3 Formules du professeur Sato, une ou deux planches de L’Enigme de l’Atlantide aussi… 
Je ne jette en rien la pierre à Daniel Maghen. 
Il est galeriste. 
Lui, il a fait son boulot, contrairement au président de la Fondation Jacobs, Philippe Biermé ! 
Quand on sait la phobie qu’avait l’auteur de voir disperser ses originaux, c’est consternant. »
Toujours selon Gaëtan Laloy, avant Daniel Maghen, l’expert parisien d’Artcurial, Eric Leroy, avait négocié des dizaines d’autres originaux :
« Il revendait les pièces à des collectionneurs de son réseau, en dehors du circuit des salles de vente publique. 
Au niveau de la qualité, Eric Leroy a eu le premier choix. 
Daniel Maghen est passé après. 
Mais dans un cas comme dans l’autre, ces planches ne pouvaient pas venir d’ailleurs que des coffres de la Fondation Jacobs ! 
Tous les marchands belges savent qu’il ne pouvait y avoir plus de trente planches perdues ou volées en circulation. »
Un galeriste bruxellois important sur la place mais qui préfère rester anonyme nous dit la même chose :
« Personne à Paris ne s’est soucié de la provenance des planches ni des crayonnés, des croquis, des esquisses, des calques… dont on a également vu des piles sous le manteau. 
La moins chère de ces pièces se vendait 8 à 10.000 euros. 
Le marché de l’art autour de l’œuvre de Jacobs est devenu malsain. » 
Un de ses concurrents du Sablon partage le constat : 
« Je me suis demandé ce que je ferais si j’avais la possibilité d’acquérir cent planches d’un coup. 
J’ai consulté mon avocat. 
Il m’a dit que c’était de la dynamite, qu’il ne fallait pas toucher à ça, que ça péterait un jour. 
J’ai rencontré le plus important collectionneur au monde de l’œuvre de Jacobs, Raphaël Geismar, un Français de Hong Kong. 
Il m’a acheté une planche de Franquin et m’a confié, à propos des originaux de Blake et Mortimer, qu’il n’y avait désormais plus rien d’intéressant à aller chercher. 
Il était passé avant tout le monde et il a eu absolument tout ce qu’il voulait… »
En Belgique, l’expert de Banque dessinée, Thierry Goossens, a été l’un des tout premiers à vendre des originaux de Jacobs, dès les années 1990. 

Il connaît parfaitement l’œuvre et le marché. Il ne cache pas son dégoût pour ce qui se passe : 
« J’ai pu acheter des crayonnés, des calques, des esquisses, des études, quelques dessins épars de L’Opéra de papier, l’autobiographie de Jacobs, mais je n’avais jamais vu la moindre planche originale chez qui que ce soit. 
On trouvait parfois des cases coupées des albums du Mystère de la Grande Pyramide ou de La Marque jaune, des calques de L’Enigme de l’Atlantide
Certains de ces documents provenaient des cartons dérobés par Guy Imperiali, le demi-frère de Philippe Biermé, à la mort de Jacobs. 
Imperiali n’a cependant jamais eu, à ma connaissance, de planches originales. 
Et puis tout a changé dans les années 2000. 
Certains ont eu accès à des pièces que personne n’avait vues jusque-là. 
Un collectionneur étranger s’est payé des dizaines de planches, trois ou quatre couvertures des aventures de Blake et Mortimer, dont celles du Secret de l’Espadon et du Mystère de la Grande Pyramide
On est entré dans le règne de l’argent facile. »
Eric Leroy ne nous fera aucun commentaire sur celui ou ceux qui lui ont vendu du Jacobs. 

Comme Daniel Maghen, l’expert d’Artcurial se retranche, et c’est son droit, derrière le secret professionnel. 
« Des planches originales de Jacobs, on en trouve chez la plupart des grands collectionneurs européens de bande dessinée.
Mais je ne suis pas du tout le meilleur interlocuteur. 
Christie’s et certains de mes concurrents surtout, en ont vendu beaucoup plus. 
La valeur d’un Jacobs tourne aujourd’hui entre 60 et 120.000 euros. 
Mais si leur nombre sur le marché devait être aussi important que vous le dites, la cote pourrait en pâtir… »
« Je ne suis pas surpris de la réponse d’Eric Leroy, nous explique François Deneyer, familier de l’univers des marchands et des galeristes de BD, fondateur du Musée Jijé et de la Maison de la Bande dessinée. 

Il a donné partout instruction à ceux qui lui ont acheté du Jacobs de ne rien montrer. 
Un jour, j’ai été chargé par un grand collectionneur belge d’acheter la fameuse planche 8 de La Marque jaune, remise en vente chez Christie’s par celui qui l’avait acquise auprès d’Eric Leroy. 
Cette personne m’a confié qu’elle s’était fait réprimander par Leroy pour avoir mis la planche en vente publique. 
S’il veut que les ventes restent discrètes, c’est justement pour éviter que trop de planches ne passent en ventes publiques, car alors plus personne ne suit et les valeurs chutent. 
Hélas ! tout cela ne va pas dans le sens d’une clarification du marché. »
Qu’est-ce que Jacobs aurait pensé de ces prédateurs ? 

En 1983, l’auteur scandalisé écrivait à son ami Jacques Laudy qu’une planche des 3 Formules du professeur Sato, qui lui avait été subtilisée quelques années plus tôt, était « offerte à Paris au prix de 16.000 francs français » (2.400 euros). 

Une somme qu’il jugeait tout simplement indécente.



Philippe Biermé: «Les originaux que j’ai vendus m’ont été donnés par Jacobs»


Le galeriste Daniel Maghen a proposé une centaine d’originaux de Jacobs à la vente. Le dessinateur François Schuiten en a vu une trentaine à lui seul. On parle d’un chèque de 2,4 millions d’euros pour l’acquisition de ces pièces de musée. Info ou intox ?

Daniel Maghen a voulu m’acheter une dizaine de planches originales mais j’ai refusé. En bonus, il offrait de réaliser un ouvrage d’art sur Jacobs avec la Fondation. L’affaire est restée sans suite.

Par conséquent, le chèque de 2,4 millions d’euros dont on parle, je ne l’ai jamais vu. D’ailleurs, je n’aime pas les chèques. Je les ai toujours refusés. Il y a trop de frais bancaires là-dessus !

Cette fausse information a probablement été répandue par un espion de Média-Participations qui travaillait chez Maghen naguère. Mais je ne suis pas étonné que ce galeriste ait pu avoir en sa possession une centaine de pièces car j’estime qu’il doit y avoir plus de 200 originaux en circulation.

Pour ce qui me concerne, j’ai des lettres qui prouvent que les rares originaux que j’ai vendus m’ont été donnés par Jacobs.

Une dizaine de planches à peine sont passées en vente publique. Le reste a donc été vendu sous le manteau. L’idée ne vous heurte pas, alors que la Fondation Jacobs est censée détenir toute l’œuvre depuis la mort de l’auteur, en 1987 ?

Je ne vois là rien d’incroyable, au contraire. Quand je m’occupais des retouches des planches de Jacobs aux éditions du Lombard, bien avant la création de la Fondation, je voyais souvent passer des planches originales des anciens albums.

La gouache blanche utilisée par Jacobs contenait du blanc d’argent qui noircissait avec le temps. Il fallait repasser là-dessus avant de réimprimer les albums. Je peux vous dire qu’il manquait déjà, à ce moment-là une vingtaine de planches de La Marque jaune.

On avait tiré des fac-similés dont Jacobs lui-même était très satisfait.

D’où pourraient provenir tous les originaux mis en vente ces dernières années si ce n’est pas des coffres de la Fondation ?

Quand Jacobs est mort, les deux tomes du Mystère de la Grande Pyramide et du Secret de l’Espadon avaient déjà été réédités. Les originaux avaient circulé.

Monique Amelrijckx avait aussi fait un essai de recoloriage de La Marque jaune. Jacobs ignorait que son compagnon, Paul-Serge Mairesse, alias Marssignac, avait fait de la prison et que c’était un faussaire professionnel.

J’ai d’ailleurs porté plainte contre lui pour vol. Il a été condamné au franc symbolique, le tribunal estimant sans doute, à l’époque, que toutes ces histoires de bande dessinée ne valaient pas grand-chose. Entre-temps, il avait tout vendu, via un libraire de Charleroi. On n’a rien pu récupérer.

Un autre exemple ? Un jour, Michel Vandenbergh, un honnête homme qui travaillait pour le CBBD, m’a contacté pour me dire qu’il était tombé sur trois planches originales en provenance des coffres de la Fondation, qui n’avaient fait l’objet d’aucun document de prêt.

Qui fallait-il accuser ? En 2004, après l’expo Jacobs au CBBD, j’ai été aux coffres par hasard, faire un rapide inventaire des pièces prêtées. Elles étaient revenues sous cadre et j’ai eu la surprise de découvrir parfois, à la place de certains originaux, des fac-similés.

Qui avait pris quoi ? Je n’en sais rien mais quelqu’un a rénové sa maison un peu plus tard…

Pourquoi avez-vous accepté d’authentifier des pièces mises en vente dont la provenance n’était pas claire ? En votre qualité de président de la Fondation, votre première mission n’était-elle pas de veiller à ce qu’elles rentrent dans le giron de la Fondation, plutôt que de les voir dispersées ?

Ce n’est pas moral que ces pièces soient sur le marché, je le reconnais. Mais il ne faut pas oublier que quand j’ai porté plainte après la mort de Jacobs pour le vol d’originaux dans sa maison du Bois des Pauvres, les coupables avaient été blanchis par la justice. Le tribunal a estimé que « possession vaut droit ».

Parmi les indélicats, il y avait mon demi-frère, Guy Imperiali, qui a vendu tout ce qu’il avait pu dérober. Il avait une mansarde de pièces volées où j’ai vu une farde avec la couverture originale de Chlorophylle contre les rats noirs , que Raymond Macherot avait offerte à Jacobs ! Elle est arrivée, bien plus tard, entre les mains d’Eric Leroy.

Tout ceci pour dire que puisque la justice avait donné raison aux voleurs, il n’y avait aucune raison de ne pas faire de certificat d’authenticité pour des pièces originales qui le justifiaient.

En échange, j’en profitais pour exiger du vendeur la réalisation d’un fac-similé, afin de compléter les archives de la Fondation. J’ai arrêté de signer des certificats en 2010, après que le conseil d’administration de la Fondation me l’a interdit.

Eric Leroy est l’un des premiers experts cités, dès que l’on parle des ventes d’originaux de Jacobs. Vous le connaissez bien ?

Nous avons très souvent été en contact, non pas pour que je lui vende des planches mais pour me demander des certificats d’authenticité.

Il m’invitait souvent au restaurant. Il m’a présenté au conseiller diplomatique Hubert Védrine ou au critique d’art Pierre Sterckx. Mais j’ai fini par me lasser de certaines de ses pratiques.

J’ai eu le sentiment qu’il se servait de moi et des certificats pour augmenter la valeur de certaines pièces et pouvoir les revendre plus cher, à son profit, en Suisse ou à Hong Kong.

Depuis bientôt deux ans, je refuse tout contact avec lui.

Il paraît qu’on vous a vu à Monaco et en Russie avec des œuvres d’art : encore une rumeur ?

Ah ! Ah ! Sachez que quand on entre en Russie avec une œuvre d’art, il faut payer 13 % de la valeur estimée de la pièce, avant même de savoir si on va réussir à la vendre. C’est une obligation légale.

J’ai été plusieurs fois en Russie mais c’était pour vendre des tableaux personnels. Quant à Monaco, qu’est-ce que j’aurais été y faire ? J’ai vendu les deux sociétés que j’avais en Belgique, où on n’est pas taxé sur les plus-values.

J’ai des preuves et des arguments pour casser toute cette machinerie destructrice montée contre moi !

Si 200 planches sont dans des collections privées contre la volonté testamentaire de Jacobs, n’est-ce pas la mission de la Fondation de les signaler volées, de porter plainte contre X ?

Je vous rappelle que c’est ce que j’avais fait après le décès de Jacobs et le pillage du contenu de sa maison du Bois des Pauvres.

Je n’avais pas eu le soutien de la Fondation pour cette action en justice. Or je portais tout de même plainte, entre autres, contre le beau-fils de Jacobs, René Quittelier, et contre mon demi-frère, Guy Imperiali, qui avait emporté des cartons entiers de documents précieux.

À l’époque, c’était Louis Bos le président de la Fondation. Il porte une lourde responsabilité sur ce qui s’est passé.

La maison de Jacobs est restée ouverte à tout vent et ça arrangeait bien les voleurs.

Puis, quand j’ai demandé la restitution des pièces disparues, la justice a répondu, en 1989, qu’il était légalement impossible de le faire. Après ces événements, il était clair qu’on ne pourrait plus jamais rien réclamer au nom de la Fondation.

Dany Dewilde, commissaire de « 9th Art » au Musée d’art contemporain de Gand, nous affirme que vous aviez déposé des fac-similés à la place des originaux inscrits dans la convention de prêt de cette exposition. Toutes les pièces conservées dans les coffres de la Fondation sont-elles bien des originaux ?

Vous m’apprenez quelque chose. Je ne vois qu’un grand trou dans ma mémoire.

Je n’ai jamais rien organisé là-bas. Il doit certainement y avoir erreur sur la personne.

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