Il faut une loupe pour détecter les erreurs des faussaires, tant ils ont mis de soin à copier le trait de Jacobs. Certains experts s’y sont perdus.
Quand Edgar P. Jacobs crée les Editions Blake et Mortimer avec Claude Lefrancq, Christian Vanderaeghe et Philippe Biermé, en 1982, c’est pour entreprendre une réédition exemplaire de l’ensemble des albums de ses héros fétiches, Blake et Mortimer.
Philippe Biermé, qui deviendra plus tard le président de la Fondation Jacobs, est le directeur artistique de cette vaste entreprise de revalorisation de l’œuvre.
Philippe Biermé, qui deviendra plus tard le président de la Fondation Jacobs, est le directeur artistique de cette vaste entreprise de revalorisation de l’œuvre.
Au départ, Philippe Biermé se charge seul des nouvelles mises en couleur et des retouches des planches originales, un travail qu’il avait déjà réalisé précédemment pour le compte des Editions du Lombard.
Il s’attaque au Secret de l’Espadon mais au bout d’une quarantaine de planches, il demande l’aide de Luce Daniels, l’épouse d’Edouard Aidans, le dessinateur de Tounga, des Franval et des Panthères.
Luce réalise aussi les couleurs de la Pyramide.
Puis Monique Amelrijckx, est appelée à la rescousse sur La Marque jaune. Elle est rejointe dès mars 1986, par son compagnon, Paul Serge Mairesse, alias Marssignac.
Jacobs n’est pas en contact avec les coloristes.
Philippe Biermé se concentre quant à lui sur la restauration du trait, tandis que Marssignac assume le coloriage de L’Enigme de l’Atlantide, de S.O.S. Météores, du Piège diabolique, de L’Affaire du collier et des 3 Formules du professeur Sato.
Après la mort de Jacobs, il dérobe des bleus de coloriage.
C’est en 1991 seulement, nous raconte aujourd’hui Philippe Biermé, qu’on s’aperçoit que Marssignac a déjà été condamné comme faussaire de tableaux et de planches d’André Franquin.
« Marssignac a créé de fausses planches à partir des bleus de coloriage des planches originales repassés à l’encre de Chine.Entre-temps, Marssignac aura été condamné par la justice belge au franc symbolique de dommages et intérêts mais pas à restituer les bleus de coloriage originaux qu’il avait volés.
Elles étaient impressionnantes de précision. Un galeriste bruxellois bien connu sur la place a ainsi proposé plus tard, chez Artcurial, une fausse planche de La Marque jaune.
Il l’avait acquise pour 4.000 euros et en espérait 40.000 à la revente.
L’expert, Eric Leroy, m’a demandé d’authentifier la pièce.
J’ai constaté que si le papier était bien du Steinbach, il était plus récent que celui utilisé à l’époque où Jacobs avait dessiné La Marque jaune.
Il s’agissait donc bien d’un faux remarquable ! »
En 2007, à son décès, il lègue l’ensemble des pièces qu’il possédait à Ahmed Gueriri.
Ce marchand d’art a notamment été impliqué dans l’affaire rocambolesque du casse d’une galerie d’art de l’avenue Louise où Stéphane Steeman exposait des pièces rares de sa collection Hergé.
Son frère, Said Gueriri, a fait de la prison et, depuis 2014, c’est aujourd’hui le principal receleur de fausses planches de Jacobs sur le site 2eMain.
Le président de la Chambre des experts de bande dessinée, Gaëtan Laloy, s’est retrouvé avec un original et sa copie, proposée par Said Gueriri, entre les mains.
Il avoue avoir eu beaucoup de mal à distinguer le vrai du faux !
« C’était une illustration pleine page du Mystère de la Grande pyramide, où le commissaire Kamal apparaît dans les jardins de la villa du Docteur Grossgrabenstein. L’une était de la main de Jacobs.
L’autre était parfaitement imitée ! C’était du Marssignac !
Claude de Saint-Vincent, le directeur du Studio Jacobs, a vécu une expérience identique avec une autre pièce rare.
Dans le cadre d’un projet éditorial autour des dessins préparatoires de Jacobs, j’avais eu sous les yeux une mise en couleur de la couverture de L’Affaire du collier provenant des coffres de la Fondation.
J’apprends, un peu plus tard, qu’Eric Leroy, expert chez Artcurial, met cette pièce en vente !
Nous lui envoyons aussitôt une lettre recommandée.
L’un des deux documents devait forcément être faux !
C’était celui d’Eric Leroy, qui avait été exécuté par un coloriste du Studio Jacobs avec le même pantones, les mêmes pinceaux, le même matériel que l’original.
La couverture a été retirée de la vente alors que c’était la pièce maîtresse du catalogue.
Il faudrait assainir le marché. »
Au rayon des faux remarquables, il y a encore la couverture mondialement célèbre de La Marque jaune.
À son propos, l’expert Udo Nieuwenburg n’est toujours pas revenu de ce qu’il a vu.
« Les faux de Marssignac ne sont jamais de banales imitations, conclut un expert proche d’Eric Leroy, qui a étudié ses « œuvres » de près. À son propos, l’expert Udo Nieuwenburg n’est toujours pas revenu de ce qu’il a vu.
« Cela s’est passé il y a quatre ou cinq ans.
Said Geriri est venu à la Bourse des collectionneurs du Shopping de Woluwe-Saint-Lambert.
Il m’a invité à lui rendre visite parce qu’il prétendait être en possession d’une farde d’originaux avec des centaines de bleus de coloriage et des planches originales de Blake et Mortimer.
Il affirmait détenir une icône : l’original de la couverture de La Marque jaune !
Mais pour être sûr qu’il s’agissait bien de l’original, il fallait contacter la Fondation Jacobs.
Philippe Biermé n’a pas voulu aller au coffre pour vérifier.
La pièce était sublime mais on ne l’a pas mise aux enchères.
Quelqu’un en a pourtant offert 3.000 ou 3.500 euros, en connaissance de cause, et elle est partie.
Par après, le reste de ce que possédait Said Gueriri s’est retrouvé effectivement sur internet. »
C’est un véritable travail de studio qui ressemble au plus près à du Jacobs. On dirait vraiment des originaux ! »
Et que fait la police ?
En 2016, le ministre de l’Intérieur, Jan Jambon, a jugé que « la criminalité relative à l’art et aux antiquités n’était pas prioritaire ».
Le service d’enquête sur les trafics d’œuvres d’art de la police fédérale a disparu.
Jean Auquier «Il s’agit là d’une évasion caractérisée de patrimoine»
Fondé en 1986, le Centre belge de la bande dessinée (CBBD) est le premier temple élevé à la gloire du 9e Art dans le monde.
Son directeur général, Jean Auquier, a suivi passionnément les révélations du Soir autour de la liquidation de la Fondation Jacobs, de la fuite des originaux de Blake et Mortimer, et de la naissance annoncée d’une nouvelle Fondation Edgar Jacobs avec la participation de Nick Rodwell, le gardien de l’œuvre d’Hergé.
Jean Auquier a accepté de tirer avec nous les leçons de cette enquête.
Un grand galeriste parisien qui passe la frontière en Thalys avec une farde contenant des dizaines d’originaux de Jacobs sous le bras, ça vous fait un pincement au cœur ?
Cette scène me choque, au même titre que celle rapportée par d’autres de vos témoins et qui s’est passée dans une chambre d’hôtel bruxellois.
Exhiber des planches de Blake et Mortimer dans un Thalys ou un hôtel de luxe, c’est réduire des originaux à de simples produits financiers.
Et je ne serai pas plus tendre avec les collectionneurs qui étaient prêts à les acheter très cher, alors qu’ils avouent dans vos pages être parfaitement conscients qu’il s’agit là d’une évasion caractérisée de patrimoine !
Avec le CBBD, la Belgique avait pourtant été pionnière en créant le premier musée de bande dessinée au monde. Comment en est-on arrivé là ?
Ce que vous appelez la Belgique, c’était en réalité trois personnes : Louis Olivier, ministre des Travaux publics, Guy Dessicy, un ami proche d’Hergé, et Jean Breydel, qui avait grandi au fond du jardin d’Hergé.
Ce sont eux qui, avec des amis, ont rassemblé plus de 150 auteurs, dont Jacobs, pour fonder le CBBD.
C’était donc le fruit d’une volonté privée et non une prise de conscience des pouvoirs publics de la valeur du patrimoine de la BD belge. Entre-temps, la valeur des planches originales a explosé.
En 2017, une œuvre de Jacobs peut valoir plus cher que l’aide annuelle que nous recevons des pouvoirs publics. Nous bénéficions de moyens extrêmement limités pour assumer la conservation du patrimoine belge du 9e Art.
Au départ, la bande dessinée ne faisait pas partie du monde de l’art. Nous n’avions pas d’historiens spécialisés, pas d’archivistes ni de bibliothécaires. Nous n’avions que des passionnés et je n’y vois surtout rien de déshonorant !
Le CBBD a monté les grandes expos : « Il y a 50 ans naissaient Blake et Mortimer » et « Le Siècle de Jacobs ». Selon Philippe Biermé, le président de la Fondation Jacobs, des planches prêtées à ces occasions auraient voyagé sans autorisation ou auraient été remplacées par des fac-similés. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?
Je pense que Philippe Biermé est aujourd’hui l’homme le moins bien placé pour nous critiquer ! Dans votre journal, le vice-président de la Fondation, Jacques Burgraeve, a témoigné que tout était bien revenu dans les coffres.
Personne ne s’est jamais enrichi avec des planches au Centre ! Quant aux fac-similés, c’est une accusation aberrante ! D’abord, si Philippe Biermé avait constaté une telle malhonnêteté, son premier devoir aurait été de porter plainte !
Ensuite, il y a dans notre musée un endroit appelé le bunker : c’est là que les planches sont encadrées pour les expositions. On n’y trouve aucune machinerie de faussaire, pas même une photocopieuse !
Quant aux fameuses « planches voyageuses », il n’y en a eu qu’une, et la convention de dépôt nous autorisait à la faire voyager. J’ai pris la liberté de la prêter à la Cité de l’architecture du Palais de Chaillot de Paris pour une exposition sur la représentation des villes en bande dessinée.
La Fondation Jacobs avait refusé de leur prêter quoi que ce soit et cela me semblait absurde qu’on puisse parler de Londres en BD sans montrer une planche de La Marque jaune !
A vous entendre, la Fondation Jacobs ne faisait pas correctement son boulot de mise en valeur de l’œuvre ?
Certaines personnes, à titre individuel, l’ont fait mais collectivement, la Fondation a été un désastre. Il suffit de voir le sort réservé aux originaux pour s’en convaincre.
Ils n’ont pas non plus bien géré le droit moral. Plutôt que de se soucier positivement de la promotion de l’œuvre, ils ont fait un procès à Média-Participations pour avoir mis la photo de Jacobs au dos du premier tome des nouvelles aventures de Blake et Mortimer, L’Affaire Francis Blake…
Philippe Biermé a pris une bonne décision en confiant les clés des coffres de la Fondation Jacobs à la Fondation Roi Baudouin ?
C’était la moins mauvaise issue possible.
Je m’explique : le patrimoine est désormais à l’abri mais les missions de la Fondation Roi Baudouin sont d’abord la recherche, la mobilisation citoyenne, la promotion de la philanthropie… pas la gestion du patrimoine.
Ils ont sauvé les meubles et c’est d’une grande noblesse mais, en même temps, pour moi, les originaux de bande dessinée devraient avoir leur place au Musée de la littérature de la Bibliothèque royale, où se trouvent déjà, par exemple, les lettres d’Hergé…
Vous n’auriez pas pu les abriter au CBBD ?
Non, parce que nous sommes toujours une ASBL privée. Notre fonctionnement est financé à 90 % avec l’argent des visiteurs, qui sont un peu chinois, à 45 % français et, à 17 % seulement, belges ! Avant d’accueillir des collections de l’importance de celles de la Fondation Jacobs, il faudrait, et j’y pense depuis longtemps, modifier nos statuts.
Comment voyez-vous la mise en œuvre de la nouvelle Fondation Edgar Jacobs ?
Je m’interroge sur la présence de Philippe Biermé dans cette Fondation car il n’a pas su tenir convenablement la précédente, qu’il a présidée pendant près de trente ans !
Quant à la présence de Nick Rodwell, c’est un homme qui a prouvé son sens de la défense et de la mise en valeur du patrimoine de la BD belge.
Par contre, je trouve dommage que le Studio Jacobs n’en fasse pas partie et je parle ici dans l’intérêt supérieur de l’œuvre de Jacobs.
La Fondation est-elle finalement la meilleure voie de préservation d’une œuvre ?
Non. Moi, je rêve d’ailleurs d’une autre sorte de fondation : celle des créateurs de bande dessinée. Trop d’auteurs, jeunes ou vieux, n’ont pas un euro devant eux.
Un immense illustrateur, dont je tairai le nom, a dû vendre ses planches pour pouvoir se faire opérer de la main ! C’est insupportable.
Des millions d’euros sont investis par les collectionneurs dans des planches de Jacobs mais quelle part du marché de la BD revient aux auteurs ?
L’art et la BD, c’est un mariage difficile à consommer ?
Oui, parce que l’œuvre, ce n’est pas la planche, c’est l’album. Une bande dessinée, c’est une histoire complète avec un scénario.
Ce qui fait de la BD un objet culturel, c’est l’album que l’on trouve dans la bibliothèque de Monsieur tout le monde, qui se lit dans le métro de Tokyo comme au supermarché Carrefour.
C’est dans l’album qu’on découvre un nouvel auteur, et pas dans les galeries d’art.
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