mercredi 31 mars 2021

Plantu signe son dernier dessin au «Monde»

Une entrevue d'Annick Cojean dans Le Monde.


Le dernier dessin de Plantu a été publié en première page du Monde, près de cinquante ans après avoir été publié pour la première fois et après trente ans de Une. 

Cette semaine, le dessinateur historique du journal se raconte à travers son travail. Depuis son premier dessin en page 2 du Monde, en 1972, son trait aura accompagné les lignes du journal durant cinquante ans.

En mai 2020, juste en sortie du premier confinement, Plantu est arrivé au 67-69 rue Mendès-France, à Paris. Nouvelle règle pour un nouveau lieu, le dessinateur est passé comme toute la rédaction à l’open space.

Mais l’adaptation, il connaît, après un demi-siècle au Monde. Alors, très vite, dos à la Seine, casque rempli de musique sur les oreilles, il a repris ses feuilles, ses crayons, ses stylos. Comme au premier jour. Et moins d’un an plus tard, il accepte de revisiter sa carrière.


Je ne serais pas arrivé là si…

… Si, un beau matin de 1972, le gardien de l’immeuble du Monde, rue des Italiens, enfermé dans sa petite guérite, n’avait pas laissé entrer le grand garçon timide de 21 ans qui avait demandé s’il pouvait rencontrer un journaliste. Lequel ? Il ne savait pas. Il ne connaissait personne. Il voulait juste montrer ses dessins…

Le type m’a dit de monter au premier étage. Aussi simplement. Et sur le palier, un garçon de bureau en uniforme gris, un œil sur mon grand carton vert, a dit : « Vous êtes dessinateur, c’est ça ? » 

Ben oui. Je gagnais ma vie comme vendeur d’escabeaux au Galeries Lafayette, mais je comptais bien que ce job soit provisoire. J’ai attendu dix minutes. Et on m’a fait entrer dans le bureau d’un homme très impressionnant : de Gaulle.

Pardon ?

Bernard Lauzanne, le rédacteur en chef, il ressemblait beaucoup à de Gaulle, en bienveillant. Il prend le temps de regarder chacun de mes dessins et me dit : « Oui, c’est bien dans l’esprit de ce qu’on veut faire… » Et il conclut : « Continuez ! Envoyez-nous ce que vous faites, et revenez nous voir. » Je ne touche plus terre. Quand je m’étais pointé à Pilote, j’avais été reçu comme un chien.

Et vous suivez son conseil ?

Et comment ! Le jour, je suis aux Galeries ; le soir, devant le journal télévisé ; la nuit, sur mes feuilles de papier. Au petit matin, je dépose mon dessin au Monde. La guerre du Vietnam, la Rhodésie, Pompidou… Il faudra attendre trois mois avant qu’un samedi matin, Lauzanne m’annonce : « C’est dans le journal de cet après-midi. »

Je dévale les escaliers, je fonce au kiosque sous une pluie battante, mes Clarks trouées pleines de flotte. Ma colombe est bien là, page 2 de l’édition des 1er-2 octobre 1972. Ma colombe avec un point d’interrogation dans le bec, pour exprimer l’incertitude sur la fin de la guerre du Vietnam. 



C’est incroyable ! Quelque temps après, sort un deuxième dessin : Willy Brandt à cheval sur le mur de Berlin. Puis un troisième : Pompidou, cigarette au bec, dans l’Europe des Six.

Vous devenez donc un collaborateur du Monde ?

Payé ! C’est ça qui est le plus dingue. Payé pour avoir du plaisir. Ça ne collait pas avec mon éducation. Pour mes parents, métier et plaisir étaient antagonistes. Quand je faisais le zigoto à la maison, mon père disait : « Arrête de faire l’artiste. » 

Artiste, c’était vraiment pas bien. Et pourtant, c’était les artistes qui me faisaient rêver. Les comédiens : Jean Piat, Jacques Charron, Robert Hirsch dont j’étais fou amoureux. Et les auteurs de BD.

Quel enfant étiez-vous ?

Gentil, sage, silencieux. Jean de la Lune. Un peu ailleurs, un peu rêveur, un peu différent. Qui ne comprend pas les choses comme ses camarades, observe le réel avec un petit décalage. Et qui dessine. Tout le temps. Spontanément. C’est mon langage.

Que dessinez-vous ?

Tout. J’aime la BD, les dessins animés, Walt Disney… Je suis abonné au Journal de Tintin que j’adore, mais je n’ai pas droit à Spirou, mes parents détestent ce glandeur de Gaston Lagaffe qui ne finit pas ses phrases et soupire « m’enfin ! » à chaque instant.

Mon père est dessinateur industriel et dirige le bureau d’étude de la SNCF à la gare d’Austerlitz. Il rapporte à la maison des plans de locomotives sur d’immenses feuilles de 10 m de long. Il suffit que je les retourne pour avoir un espace de dessin fabuleux et rêver pendant des heures.

Tout le monde voyait bien que ce petit garçon avait un don…

Oui. Mais ça ne lui donnait pas un avenir et mes parents étaient anxieux. Jusqu’à la 6e, ça allait : je raflais les prix d’honneur, d’excellence et de camaraderie. C’est après que ça a dérapé. J’étais à Henri-IV et je ne comprenais plus rien.

Heureusement qu’il y avait le dessin, cet instant où je pouvais être moi-même, notamment avec les filles. J’aimais tellement mes cours de dessin que je suivais aussi ceux des autres classes. Le redouté surveillant général venait voir mes peintures : des bustes d’Apollon, de sainte Madeleine, de Voltaire. 

Quant à ma prof de français, dont j’étais vaguement amoureux, je ne cessais de la dessiner de face, de profil, avec ou sans la blouse…

Alors le bac en poche, vous foncez dans une école d’art ?

Non. C’est inenvisageable pour mes parents qui, malgré mon 3 en sciences au bac, se prennent à me rêver médecin. Je gémis : « C’est sept ans d’études ! » Ils répondent : « Tu feras du dessin après. » Et je prends le chemin de la fac de médecine.

« M’enfin ! », dirait Lagaffe. Vous pouviez vous rebeller !

J’ai toujours été obéissant. Et je pouvais m’imaginer pédiatre… Mais à la suite d’un second échec aux examens, j’ai couru un soir à la maison et j’ai annoncé d’un bloc (grosse erreur !) : 1, que j’arrêtais médecine ; 2, que j’allais faire de la BD ; 3, que je partais étudier à Bruxelles ; 4, que je me mariais, et pas à l’église. Le drame. 

C’est mon beau-frère qui nous a séparés mon père et moi. « P’tit saligaud ! », criait mon père tandis que ma mère pleurait. Atroce.

Mais cette fois, j’étais résolu. Et puis j’étais soutenu par cette jeune fille connue au lycée, qui savait depuis toujours que le dessin était ma voie. Je ne serais certainement pas arrivé là sans elle, si craquante alors dans ses minijupes, qui est devenue la mère de mes quatre enfants.

Pourquoi la destination de Bruxelles ?

Mais voyons, parce que Hergé ! Et puis parce que c’était la seule école de BD en Europe. J’y rencontre un prof génial, le dessinateur Eddy Paape, qui me prend sous son aile. Et je suis bouleversé par l’immensité de ce que j’ai à apprendre. Hélas, faute d’argent, je dois quitter l’école au bout de trois mois, sans même avoir acquis les bases. Je ne les ai toujours pas.

Là, vous cherchez des compliments…

Mais non ! J’ai développé autre chose que je ne minimise pas. Mais quand je vais place du Tertre à Paris, je vois des dessinateurs qui ont une technique pour réaliser des portraits parfaits que je ne possède pas. Moi, je dessine plutôt une idée que je me fais des gens…

Comment défrichez-vous votre chemin dans les couloirs du Monde des années 1970 ?

Ah ce journal… Je l’adore instantanément ! Quelle chance ! Je me lève comme tout le monde à l’aurore et, pendant des années, je travaille dans un couloir. J’y ai un minuscule bureau et une armoire en permanence éventrée dans laquelle les gens viennent piquer mes dessins. 

Vingt ans après, j’ai rencontré des rédac chef qui m’ont dit : « Tiens, dans mon séjour, j’ai celui-ci de tes dessins ; et dans mes toilettes, celui-là. » Et moi qui les cherchais partout à quatre pattes…

Mais tout m’excite. La politique, l’éducation, les relations internationales. J’apprends au jour le jour, pose des tas de questions aux journalistes, me nourris de toutes les conversations. Je me constitue en urgence des dizaines de dossiers. 

Google image n’existe pas, il me faut trouver des photos du Pape, de Carter, Zhou Enlai, Castro, la cour de l’Elysée, les murs du Kremlin, la place Tiananmen, le mur des Lamentations… pour pouvoir improviser chaque matin sur n’importe quel thème. 

Le Monde des Livres me demande des piges. Puis c’est Claude Jullien, le patron du Monde Diplomatique, et Le Monde de l’éducation.

Avez-vous alors un rapport direct avec le patron du journal ?

Je lui soumets systématiquement mon dessin. Je traverse l’immense bureau directorial du premier étage des Italiens pour parvenir jusqu’à Jacques Fauvet qui a zéro considération pour les dessinateurs. Il dit oui ou il dit non. Aucune discussion (le contraire d’André Fontaine). Sauf à m’interdire de dessiner une verrue sur la joue de Mitterrand.

Mitterrand est alors notre grand manitou. Il incarne l’espoir de la gauche et l’espoir n’a pas de verrue. Je resterai interdit de verrue pendant dix ans ! 

Un jour, j’ai aussi vécu le choc des cultures. Mon dessin devait évoquer les frères Willot, quatre frères qui dirigeaient Le Bon Marché et avaient fait de la taule pour maquillage de comptes. Vous, quand on vous dit « quatre frères en prison », à quoi pensez-vous ?

Aux Dalton…

C’est exactement ce que j’ai dessiné ! Mais Fauvet me demande : « C’est qui, ces bonshommes en costumes rayés avec des boulets ? – Ben, les Dalton ! – C’est qui les Dalton ? – Des frères bagnards qui s’échappent dans Lucky Luke. – Et c’est qui, Lucky Luke ? » Oh la la…

Quel plaisir, pourtant, de faire référence aux personnages de BD dans mes dessins : Chirac en Professeur Tournesol, Sarkozy en Iznogoud ; Hollande en Spirou, en Titeuf, ou même en Bécassine. 

En 1983, la mort de Reiser, quelques mois après Hergé, m’a même permis de dessiner un Gros Dégueulasse accueilli au paradis par un Tintin en pleurs.

Entre-temps, a eu lieu l’élection présidentielle de 1981 et l’arrivée de la gauche au pouvoir après vingt-trois ans d’absence…

Quelle joie ! Et quel choc ! Le matin du 11 mai, j’ai dessiné deux petits bonshommes à leur balcon, l’un qui dit à l’autre : « Ça alors ! Le président est socialiste et la Tour Eiffel est toujours à sa place ! » 

Pendant deux jours, j’ai paniqué en enviant mon confrère Jacques Faizant, qui allait s’en donner à cœur joie à la une du Figaro. Mais moi ? Allais-je pouvoir continuer à me moquer tous azimuts ? Il n’a pas fallu une semaine pour que les affaires reprennent et que tout s’emballe. J’avais devant moi un boulevard.

Il nous est pourtant arrivé d’apercevoir une petite souris bâillonnée au bas d’un de vos dessins…

Ah ma petite souris ! Je l’ai créée un jour de colère contre une directrice artistique qui venait de virer salement deux dessinateurs et refusait tout dialogue. Ma petite souris, incontrôlable et saugrenue, avait donc pour but de lui faire une sorte de pied de nez. 

Et puis les lecteurs y ont pris goût et se la sont appropriée. Elle est devenue ma complice, ma confidente, mon défouloir. Elle m’a permis d’introduire dans mes dessins un nouveau regard, un deuxième discours. Et parfois, simplement, un éclat de rire.

Mais alors, le bâillon ?

Allez, j’avoue. Dans la période qui a suivi la sortie du livre polémique La Face cachée du Monde, en 2003, la petite souris m’a permis de témoigner du climat anxiogène que faisait régner Plenel, le directeur de la rédaction, avec qui je me fritais souvent. 

J’ai donc tantôt affublé ma souris d’un bâillon, tantôt d’une grosse moustache, voire d’un cigare. Pour être juste, je l’ai parfois dotée aussi d’un bandeau corse, clin d’œil à Colombani qui détestait mes dessins sur la Corse… mais n’en a censuré aucun !

Quelles furent vos grandes exaltations devant les basculements de l’Histoire ?

J’en ai eu plein. L’écroulement du mur de Berlin, par exemple. C’était dingue ! J’étais souvent allé à Berlin et lors de mes conférences, je dessinais toujours un bulldozer qui détruisait le mur. Et voilà que mes amis m’appelaient : « Jean ! On l’a fait ! »

Puis ce fut l’éclatement du bloc soviétique, devenu un feuilleton passionnant. La glasnost et la perestroïka de Gorbatchev m’intriguaient tellement que j’avais demandé à suivre sa visite officielle en France, en juillet 1989. C’est la première fois que je dessinais un leader soviétique sympathique. Quelle aubaine, sa tache de vin sur la tête !

La destruction du World Trade Center, le 11 septembre 2001 ?

Evidemment. Les tours étaient à peine écroulées qu’un ami téléphonait de Tunisie pour me dire que ses voisins faisaient la fête. Je voyais la fracture du monde, dont on parlera au Davos des dessinateurs organisé quatre mois plus tard à New York. 

Quant aux révolutions arabes, comment jubiler ? J’avais trop de copains et confrères algériens, égyptiens, tunisiens, inquiets de l’arrivée des islamistes.

Comment mettez-vous au point la caricature d’un personnage politique ? Les présidents de la Ve République, par exemple ?

C’est très intuitif. Bon, de Gaulle, c’était facile. Un général, c’est d’abord un képi et un uniforme. A cela j’ajoutais un grand nez, deux ou trois mentons, une moustache : on y était. 

Pour Pompidou, je commençais par les cheveux plaqués sur le crâne, des sourcils broussailleux au-dessus d’un tarin gigantesque, et j’ajoutais une clope pendant sous la lèvre supérieure. 

Giscard au début, c’était l’inverse : jeune, svelte, nez minuscule, bouche en cul-de-poule, un cheveu en clé de sol, allez savoir pourquoi. Puis son côté aristo a pris le dessus et je l’ai fait en Louis XV affublé d’un catogan. Je l’ai croisé un jour et il m’a demandé : « Mais qu’est-ce que vous me dessinez derrière la tête ? – Ben une couette ! » Mais plus il a vieilli, plus j’en ai fait un sage chinois.

Pour Mitterrand, j’ai ramé, d’autant qu’il a fait limer ses incisives. Et puis je l’ai rapidement dédoublé parce qu’il y a eu le président d’avant la rigueur et celui d’après. Je l’ai fait en Louis XIV, royal et suffisant. Et puis en président hip-hop. Un jour, le doigt tendu vers moi, il m’a lancé : « Vous, vous pouvez tuer ! »

Chirac, paraît-il, conservait vos dessins…

Il m’a écrit plusieurs mots gentils. Et mon regard, comme mon trait, a évolué : je suis passé de facho-Chirac au papy sympa. Mais je n’avais aucune envie de le rencontrer. Sa femme Bernadette m’a un jour glissé : « Vous savez, mon mari, c’est un gentil. » Je l’ai regardée, éberlué. Au revoir, Madame. 

Et j’ai continué à lui faire un « sourire gnark gnark » à rayer le parquet avec une petite goutte de bave sous le menton. Il a fallu que je lui pose un drapeau tricolore sur le crâne pour me convaincre qu’il était devenu président.

Votre Sarkozy était particulièrement affreux, entouré d’un aréopage de mouches !

Il se caricature tellement que c’est un cadeau pour un dessinateur. Les mouches ? Elles sont devenues indispensables après qu’il a revendiqué parler « avec ses tripes ». Un jour, il a fait savoir au patron du Monde qu’il aimerait qu’elles disparaissent. Alors j’en ai rajouté. Un dessinateur fait ce qu’il veut, c’est comme ça.

Quant à Hollande, j’ai joué de sa normalité revendiquée en le dessinant au volant de sa « pépère-mobile », joufflu, mal fagoté et maladroit.

Macron ?

Pas facile de dessiner les beaux gosses ! Je lui ai fait les rouflaquettes que j’attribuais au début à Mitterrand et qui font un peu Rastignac, et puis je lui mets des culottes courtes de gamin. Je le sens de mieux en mieux. Et depuis les « gilets jaunes », c’est simple, je le colorise en jaune.

Vous êtes moins cruel envers les femmes !

C’est très délicat, les femmes. Elles s’en prennent tellement plein la figure sur leur apparence physique que j’ai tendance à les épargner. Sauf, peut-être, Thatcher : c’était Chirac avec une perruque et des boucles d’oreilles.

Les attributs d’un personnage peuvent donc se retrouver chez d’autres ?

Le petit catogan de Giscard s’est retrouvé plus tard chez Balladur, tellement Louis XV, lui aussi. Vous vous rappelez sa chaise à porteur ? Et j’étais tellement orphelin de mon personnage de Coluche, qu’après sa mort, en 1986, j’ai greffé à Raymond Barre la petite langue qui dépassait systématiquement de son sourire. 

C’est drôle, je me suis rendu compte que les personnages politiques finissent par ressembler un jour ou l’autre à leur caricature. Comme si, en les dessinant, je me projetais dans dix ou vingt ans.

Vos dessins vous offrent un rôle qui dépasse celui du simple observateur. Le leader palestinien Yasser Arafat a même cherché à vous rencontrer dans son exil tunisien.

J’étais venu à Tunis en 1990 pour une exposition de mes dessins. Vers 3 heures ou 4 heures du matin, mon téléphone sonne. Un gars m’annonce qu’Arafat veut me voir. Je crois à un canular mais le correspondant du Monde authentifie l’appel et je me retrouve une heure plus tard dans une Peugeot pourrie qui traverse Tunis à 200 km à l’heure, tous feux éteints. 

Des mecs baraqués et armés m’encadrent. Me voici dans Tintin au pays des kalachnikovs. Je me retrouve dans une villa isolée où j’attends, sous le grésillement des talkies-walkies. Au bout d’un moment, un mec descend. On dirait Gainsbourg avec une serviette de table sur la tête. « Bonjour Mister Plantou. » C’est Arafat. Je me dis : « Mon Dieu, il me prend pour le dessinateur du Monde ! C’est un malentendu. » J’ai si souvent eu ce sentiment.

Mais où est le malentendu ? Vous êtes bien le dessinateur du Monde et vous avez déjà dessiné Arafat !

Cinquante fois ! Et c’est pour ça qu’il veut me voir : il est furieux. Il me dit : « Sartre, lui, a soutenu la guerre d’Algérie. Vous, vous ne soutenez pas les Palestiniens. » Je rêve. D’abord je ne suis pas un intellectuel, la comparaison avec Sartre est surréaliste. Et puis j’ai fait plein de dessins en faveur de la Palestine. 

Mais le détournement de l’Achille Lauro par des terroristes de l’OLP et l’exécution d’un otage juif paraplégique jeté dans la mer avec son fauteuil roulant, non, je ne pardonne pas. On s’engueule. Mais je vois qu’il prendrait volontiers un crayon. Alors je lui propose qu’on se revoie. Cette fois devant des caméras.

Comme un journaliste qui prépare son scoop…

En comptant sur la capacité du dessin à délier les langues. Quand on se retrouve, en mai 1991, j’ai donc apporté du papier et des feutres. Je dessine une ligne avec des pointillés et je dis : « Vous pourriez imaginer une frontière avec d’un côté le drapeau israélien, de l’autre le drapeau palestinien ? » Arafat répond oui, et il colorie aussitôt le drapeau palestinien. 

Je dis : « C’est facile. Mais pouvez-vous dessiner le drapeau israélien de l’autre côté de la frontière ? » Je lui tends le feutre bleu et, miracle, il dessine sans hésiter le drapeau avec l’étoile de David. C’est la première fois qu’il reconnaît l’existence d’Israël ! Pour avoir la paix, la reconnaissance des deux Etats est « la solution », me dit-il en signant le dessin.

Après ? Eh bien je suis allé à Jérusalem, en 1992, et Shimon Peres a apposé sa signature sur le même dessin, en ajoutant de sa main le mot « solution ». C’était fou, et il m’a avoué un peu plus tard avoir failli devoir démissionner à cause de ce dessin, tant le premier ministre Rabin avait été contrarié de ce geste « prématuré »… Les accords d’Oslo seront signés un an plus tard.



Parfois les dessins ne mènent pas vers la paix mais provoquent scandales, blessures ou morts…

Hélas ! L’affaire des dessins danois publiés en 2005 et les émeutes qui se sont ensuivies au Pakistan et dans le monde arabe ont fait prendre conscience qu’un dessin peut être mal compris, mal interprété et manipulé. 

Internet et les réseaux sociaux sont devenus une poudrière. On croyait dessiner pour un public qui connaît et accepte les codes de la caricature. On s’aperçoit qu’on dessine pour la terre entière, y compris des gens qui ignorent l’esprit de dérision.

Alors que faire ?

Pas question de céder aux barbus, aux fatwas ni aux fondamentalistes de toutes sortes. Solidarité totale avec les dessinateurs et artistes qui doivent avoir toutes les libertés. Mais s’il existe un droit au blasphème, comme le dit si justement Régis Debray, il n’y a pas de devoir de blasphème. 

On ne peut pas faire l’économie d’une réflexion sur notre devoir de responsabilité et sur l’urgence d’expliquer, de dialoguer, de déminer. Quitte à ruser parfois…



C’est au fond ce que vous avez fait dans ce fameux dessin de février 2006, où vous esquissez le portrait d’un barbu qui ressemble à Mahomet rien qu’en écrivant en boucle à l’infini : « Je ne dois pas dessiner Mahomet »

Des lecteurs ont cru voir dans ce barbu à turban le portrait de Léonard de Vinci. Je leur ai répondu : « Si vous voyez Léonard, franchement, ça m’arrange ! » Mais ruser et traquer l’intolérance n’exclut pas d’entendre le « ressenti » d’un certain public, ne serait-ce que pour le désamorcer. 

C’est l’objet de Cartooning for Peace (« Dessins pour la paix »), l’association que j’ai créée en 2006 avec Kofi Annan, le secrétaire général des Nations unies, pour réunir des dessinateurs chrétiens, juifs et musulmans. 

A l’heure où certains avaient tellement envie de creuser un fossé entre les cultures, nous, avec nos petits crayons, nous voulions essayer de créer des ponts. Et faire de la pédagogie.

Je suis allé avec eux dans des dizaines d’écoles, à Trappes et à Molenbeek, à Istanbul et au Soudan, au Caire et à Gaza. On prend toutes les questions, y compris les plus agressives, on explique, on dédramatise, on tâche d’éteindre les haines, on montre la force de l’humour. 

Et j’insiste : jamais les cartoonistes danois ni ceux de Charlie ne se sont levés un matin avec l’intention d’humilier un milliard et demi de musulmans !

Qu’avez-vous ressenti, ce terrible matin du 7 janvier 2015, en apprenant le massacre des dessinateurs de Charlie Hebdo ?

Une crampe fulgurante de tout le corps. Mes muscles se sont contractés d’un coup, me paralysant totalement pendant plusieurs minutes. Cabu, Charb, Wolinski, Honoré, Tignous… Je les connaissais tous, je ne pouvais pas y croire.

La peur s’est-elle immiscée dans votre vie ?

Non. Mais ma vie personnelle est quand même chamboulée puisque j’ai dû accepter une protection policière permanente. Je dois organiser ma vie en conséquence, planifier le moindre déplacement et vivre avec deux officiers de sécurité constamment sur mes pas.

Comprenez-vous la décision du New York Times de ne plus publier de dessins ?

Une catastrophe. Un pur scandale. Et cette lâcheté des journalistes qui n’ont opposé à la décision qu’un immense silence…

Vos enfants comprenaient-ils, petits, l’étrange occupation de leur père ?

Ils m’ont toujours vu dessiner, mais je n’ai jamais voulu les embêter avec mes dessins. Alors il arrivait à mes deux aînés d’aller au kiosque pour voir ce que j’avais fait. Parfois, à la campagne, je rassemblais un essaim de gosses autour de moi sur une grande table : les miens, leurs cousins, des petits voisins de la ferme. 

Et tout le monde dessinait. Je faisais « Chut ! », et ils comprenaient que c’était du sérieux. Les crayons et les gommes s’agitaient en silence. Et à la fin, je choisissais les meilleurs dessins pour les accrocher derrière moi. Qu’est-ce que j’étais heureux !

Ont-ils fait quelques apparitions dans vos dessins ?

Seuls moi et eux le savons, mais oui bien sûr, je les y ai glissés. Mes deux aînés regardant Goldorak, et puis toute la fratrie, Clélia, Julien, Clément et Joachim, dans un petit dessin de société. C’est aussi mon père, en robe de chambre, qui apparaît dans un dessin du Monde de l’éducation et regarde son fils, désespéré : « Mais qu’est-ce qu’on va faire de lui plus tard ? »

Vous décrochez parfois ? Vous coupez la radio, la télévision, Internet ? Vous oubliez Le Monde ?

Non. J’aimerais, mais je n’y arrive pas. Je suis en état de veille permanent. Parfois, quand une idée me réveille en pleine nuit, je m’envoie un petit texto pour m’en souvenir le lendemain matin, ou j’esquisse un brouillon de dessin, au doigt, sur mon petit téléphone grâce à une application. Je combine mes vacances avec des expos. Et mes expos avec des conférences et des visites dans les écoles.

Aucun voyage ne m’a jamais fait louper mon rendez-vous du jour avec le journal. Ni décalage horaire ni difficulté pour trouver une cabine téléphonique ou une ligne Internet. C’est de Tokyo que j’ai envoyé mon dessin sur le gouvernement Mauroy, de Pointe-à-Pitre que j’ai envoyé celui sur la première guerre du golfe, d’Atlanta le dessin interdit du prophète Mahomet. 

Et c’est de l’hôpital où j’ai été soigné pour un cancer du rein, en 1985, que j’ai envoyé mes dessins du jour. Comment voulez-vous que je décroche ? Ce truc que je fais, c’est pas un métier. C’est une vie !

Alors pourquoi arrêtez-vous ?

Parce que je ne veux pas faire le dessin de trop. Parce que j’ai la hantise qu’on dise : Plantu s’accroche, mais il est fatigué, il ne se renouvelle pas, pourquoi est-il encore là ?

Cela fait dix ans que je demande aux dirigeants du Monde de me remplacer par un ou une petit(e) jeune. Imaginez ma joie d’être remplacé par les dessinateurs et dessinatrices de Cartooning for Peace !

Mais qu’allez-vous faire après le 31 mars ?

Dessiner est mon oxygène, je vais donc continuer, mais sans ce stress des petits matins qui a épuisé plusieurs de mes cardiologues. J’ai mille projets : des toiles qui prolongent en peinture et dessins les photos de Reza ; de la sculpture, du dessin animé ; beaucoup d’expos. L’une prendra place l’an prochain au musée Hergé.

Et puis je vais continuer à aller dans les écoles. Je vois monter la haine et les intolérances, les racistes et les censeurs, une vague immense d’antisémitisme… J’ai peur. Ce n’est pas le moment de déserter.

Que dirait le gamin lunaire de 15 ans, un peu à côté de ses pompes, s’il pouvait voir le dessinateur star que vous êtes devenu ?

Il penserait que l’escroquerie a décidément bien fonctionné.

Encore cette idée d’imposture ? Plantu, à 70 ans et plus de 30 000 dessins au compteur…

Ce sentiment ne m’a jamais quitté. Ni la meurtrissure infligée par le prof de français qui avait convoqué mes parents en ne me voyant aucun avenir.

Alors que penserait aujourd’hui l’ado rêveur des années 1960 ? Je crois qu’il se marrerait en apprenant que des présidents, des ministres et des rois ont scruté mes dessins et les ont parfois affichés dans leur bureau. 

Il s’esclafferait à l’idée que le pape François a tweeté l’un d’entre eux après les attentats de Bruxelles, en mars 2016. 

Il serait envieux à l’idée qu’un astronaute m’a convié à dessiner en apesanteur. 

Mais il serait surtout rassuré de voir qu’au fond, je n’ai pas changé : quand je suis perdu dans une ville et que nous sommes plusieurs à essayer de déchiffrer un plan, tout le monde retrouve son chemin. Sauf moi, l’éternel paumé.



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire