Photo: Aurélie Champagne/Rue89 |
Comment transformer un conflit complexe en un récit BD fluide et (presque) simple, basé sur une année de vie quotidienne en Israël ? Visite dans l'atelier d'un magicien.
« Chroniques de Jérusalem », Guy Delisle, éd. Delcourt, « Shampooing »
Quelques carnets de croquis traînent sur la table à dessin de Guy Delisle. Certains portent une inscription écrite au Tipp-Ex sur la tranche : « Jérusalem 2009 », « Jérusalem 2 »…
Après « Shenzhen », « Pyongyang » et « Chroniques birmanes », trois romans graphiques consacrés à ses voyages en Asie, Guy Delisle ramène de son année passée dans la ville sainte la matière de son nouveau livre.
« Chroniques de Jérusalem » (Ed. Delcourt) achève de faire de ce dessinateur de 45 ans une des voix les plus marquantes de la bande dessinée francophone actuelle et sacre une forme de récit où s'hybrident autobiographie, récit de voyage et chronique sociale.
« J'arrive là-bas, je connais rien »
Dans l'atelier de poche montpelliérain où l'auteur s'est installé depuis son retour en France, le décor est sommaire : une quinzaine de mètres carrés, une fenêtre, deux tables à dessin, une petite étagère où traînent des versions étrangères de sa bande dessinée précédente, « Chroniques birmanes » (Delcourt, 2007).
Quelques affiches sont accrochées au mur, mais les lieux ne portent presque plus de stigmates du lourd travail qu'il vient d'achever pour boucler sa nouvelle bande dessinée.
Dans Jérusalem, le parti-pris est identique à celui de ses précédents récits de voyage : « J'arrive là-bas, je connais rien », résume-t-il. Ses humeurs et sa capacité d'étonnement servent de fil rouge.
Après la Birmanie, Delisle suit donc sa femme, Nadège, qui effectue une mission pour Médecins sans frontières dans la bande de Gaza. La famille débarque en août 2008 et s'installe dans un quartier arabe de Jérusalem. Très vite, la vie quotidienne l'accapare. Sa compagne travaille, les nourrices sont hors de prix :
« C'est moi qui finalement m'occupais beaucoup des enfants. »
Delisle ne trouve pas le temps de se consacrer aux projets qu'il avait apportés dans ses valises. Il en prend son parti.
« A un moment, j'ai pris la décision d'arrêter de stresser et d'être de très mauvaise humeur parce que bosser dans un cadre aussi limité de temps, ça me rendait un peu fou. »
Il décide de « travailler sur un blog tranquillement », de faire des croquis, de se « remettre au dessin pendant un an ».
GUY DELISLE : « UN DESSIN QUI TOMBE BIEN »
De l'animation aux récits de voyages
Au détour d'un anglicisme ou d'un mot à la finale un peu traînante, un léger accent réapparaît parfois chez ce natif de Québec, débarqué en Europe à 22 ans après des études d'arts plastiques et d'animation. Guy Delisle a travaillé comme animateur pendant dix ans avant de réaliser son premier court-métrage, « Trois petits chats », puis « Le moine et le poisson ».
« LE MOINE ET LE POISSON »
Il en vient à la bande dessinée. Dans un premier temps, il a exploré des formes expérimentales de BD (« Aline et les autres ») et produit des séries humoristiques, comme « Inspecteur Moroni » ou « Louis à la plage », une BD autobiographique sans paroles.
Ensuite, ses voyages à « Shenzhen » (2000) et « Pyongyang » (2003) l'ont conduit vers une nouvelle forme de récit. Dans ces deux albums, édités par L'Association, il transcende son expérience dans l'animation, mêlant avec une redoutable efficacité narrative ses petites misères quotidiennes et « l'amour du mouvement ».
Jérusalem à hauteur d'homme
Que faire, dès lors, à Jérusalem ? Dans le très beaux « Gaza 1956 », Joe Sacco s'appuyait sur un travail d'enquête approfondie pour tenter de comprendre « pourquoi et comment la haine a été plantée dans les cœurs ».
Delisle prend le contre-pied : il raconte le conflit israélo-palestinien depuis la fenêtre de son appart de Jérusalem-Est. Les communautés, le blocus de Gaza, les colonies, et les considérations onusiennes sont vus à hauteur d'homme.
Comme il le faisait à Rangoon, le père de famille parcourt frénétiquement la ville sainte avec une poussette, à la remorque de ses enfants. Les scènes de la vie domestique donnent lieu à beaucoup d'humour et de dérision.
L'auteur, personnage principal, affiche sa subjectivité et se met en scène sans fausse naïveté.
GUY DELISLE ÉVOQUE SA DÉMARCHE, EN FEUILLETANT « CHRONIQUES DE JÉRUSALEM »
Il livre ses découvertes au fil de la marche, sans jamais poser de jugement définitif sur ce qu'il observe. Son carnet de croquis à la main, il n'avance jamais plus vite que son lecteur. Pendant un an, il fraye avec la communauté d'expatriés et croise les points de vue :
« Il y avait des gens qui venaient de l'humanitaire, des diplomates et des journalistes. Là-bas, il n'y a même que ça. Ces gens sont des mines d'informations. Je posais beaucoup de questions, et on obtient vite des éclairages divers. »
Le prosaïsme avec lequel il décrit le quotidien est une des principales portes d'entrée vers le pays. La clarté de son récit lui donne une puissance inouïe. Le supermarché devient un objet d'étude anthropologique. Les embouteillages pour aller au check point, le zoo chrétien et son arche de Noé où il emmène ses enfants, le sort réservé au pain rassis selon sa confession… tout mène à la description du conflit.
Dans son atelier, Guy Delisle ouvre un des carnets de croquis posés sur la table et passe en revue une série de dessins au feutre. Il y a bien sûr le mur de séparation, véritable obsession graphique. Et aussi Hébron, avec sa poignée de « colons énervés », l'effervescence de Ramallah, les plages de Tel-Aviv.
Le lecteur attend avec lui l'autorisation de rentrer à Gaza et se sent frustré quand on la lui refuse (pour le clin d'œil, Delisle plaisante d'ailleurs du fait que les autorités lui en interdisent l'entrée par confusion avec Joe Sacco). « Ça aurait pu s'appeler “Jérusalem-Est”, lâche Delisle en ouvrant la bande dessinée.
GUY DELISLE : “AVANT, JE CHERCHAIS L'AVENTURE”
Une ambiance de carnet de croquis
“Je voulais que ça ait un peu une ambiance de carnet de croquis. Je n'imaginais pas un truc avec beaucoup de couleurs. Et à Jérusalem-Est, c'est de la pierre : c'est sec, il y a le désert un peu plus bas. Je voulais qu'on ressente un peu ce climat. ”
La mise en couleur, effectuée avec Lucie Firoud, souligne cette atmosphère. Delisle feuillette le livre, puis revient sur les premières pages. Sourire. Une série de planches décrit son trajet en avion, avec sa fille qui finit par atterrir dans les bras d'un vieil homme. Celui-ci porte un numéro tatoué sur l'avant-bras.
“ Je n'avais jamais croisé un survivant des camps. Dans ce contexte, en allant à Jérusalem, ça m'a vachement ému. Ça a été dur à écrire. ”
Le reste de la BD est venu sans heurt, “ de manière chronologique, en plaçant les choses pour qu'on ait envie de tourner les pages et que l'album se tienne”.
“Pour moi, ça n'est pas un album compliqué à faire, ça vient assez naturellement. En revanche, j'ai le souci du rythme. Je relis beaucoup. C'est un jeu d'échecs. ”
L'opération “Plomb durci”
Delisle raconte avec beaucoup de précision l'opération “Plomb durci”, bombardements israéliens sur Gaza qui ont entraîné 1 400 morts.
“Ça a été une période très intense. J'ai voulu la traiter différemment, jour après jour, un peu comme je l'avais fait sur mon blog. Ma compagne travaillait à MSF, et c'est devenu une mission d'urgence très importante. Elle était occupée jour et nuit. Ça a duré deux semaines. Tout le monde pensait à une troisième Intifada. On habitait dans le quartier arabe. On sentait l'ambiance s'alourdir. Curieusement, à une heure de voiture, une population se faisait bombarder.La BD est un médium très efficace. Au niveau du texte, on ne peut pas en faire des tartines. En revanche, le dessin permet d'avoir une impression physique très abrupte. Pour ‘ Plomb durci ’, j'ai l'impression d'explorer une forme de BD reportage, mais je ne suis pas journaliste. Je pars avec ma compagne, je me dis que je vais travailler sur mon propre boulot, prendre des notes et, si ça se trouve, faire un bouquin. Mais je serais bien embêté de me retrouver au milieu d'un événement comme le soulèvement des moines de Birmanie en 2007. Je ne me sentirais pas capable de le couvrir comme le ferait un vrai journaliste.
Je préfère être dans une voie médiane : le reportage soft que je mélange à mon petit quotidien. Avec les moyens de la BD et de la chronique, c'est fait d'une façon peut-être un peu plus littéraire. Mon dessin reste simple parce que le texte l'est aussi. Je veux qu'ils soient au même niveau de lecture pour que l'ensemble soit fluide. Dans Shenzhen, je me permets des phrases un peu plus littéraires, mais, avec l'âge, j'ai compris que ça ne me correspondait pas. Moi, ‘ sujet, verbe, complément ’, ça me convient. Le lyrisme, ce n'est pas trop mon truc.”
Guy Delisle referme la BD. Après un an de vadrouille, il avoue avoir été heureux de retrouver Montpellier :
“Le voyage, c'est ma compagne. Ce n'est pas moi qui dis : ‘ Ouais ! On va aller à Jérusalem et on va découvrir mille trucs intéressants. ’ Moi, je suis derrière et je ne suis pas mécontent que ça s'arrête. J'étais content de rentrer de Jérusalem. Pour plusieurs raisons : content de retrouver notre maison, notre ville et de reprendre un atelier. Et puis la présence militaire est assez pesante… Avec des enfants, on le ressent peut-être un peu plus. En tout cas, moi, je ne me suis pas habitué.”
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