mercredi 8 septembre 2021

Des écoles détruisent des livres jugés néfastes aux Autochtones

 Thomas Gerbet sur le site de Radio-Canada.



Une grande épuration littéraire a eu lieu dans les bibliothèques du Conseil scolaire catholique Providence qui regroupe 30 écoles francophones dans tout le sud-ouest de l’Ontario. 

Près de 5000 livres jeunesse parlant des Autochtones ont été détruits dans un but de réconciliation avec les Premières Nations, a appris Radio-Canada.

Une cérémonie de «purification par la flamme» s’est tenue, en 2019, afin de brûler une trentaine de livres bannis, «dans un but éducatif». Les cendres ont servi comme engrais pour planter un arbre et ainsi tourner du négatif en positif.

Une vidéo destinée aux élèves explique la démarche : «Nous enterrons les cendres de racisme, de discrimination et de stéréotypes dans l’espoir que nous grandirons dans un pays inclusif où tous puissent vivre en prospérité et en sécurité.»



Des cérémonies semblables devaient se tenir dans chacune des écoles, mais la pandémie les a reportées à plus tard. L’idée initiale de brûler tous les livres a aussi été écartée, par crainte de susciter un tollé chez les parents d’élèves et les enseignants.

Ces livres ont été recyclés ou sont en voie de l’être, explique la porte-parole du Conseil scolaire Lyne Cossette. Elle ajoute que les ouvrages retirés des bibliothèques avaient un contenu désuet et inapproprié.

Il s’agit d’un geste de réconciliation avec les Premières Nations, et un geste d’ouverture envers les autres communautés présentes dans l’école et notre société.
Lyne Cossette, porte-parole du Conseil scolaire catholique Providence

Le Conseil scolaire catholique Providence accueille près de 10 000 élèves, au sein de 23 écoles primaires et 7 secondaires francophones, réparties majoritairement dans les régions de Windsor, London et Sarnia.

Un document de 165 pages, que nous avons obtenu, détaille l'ensemble des titres éliminés, ainsi que les raisons invoquées. On y retrouve des bandes dessinées, des romans et des encyclopédies.

Un comité formé de membres du conseil scolaire et d’accompagnateurs autochtones a analysé de 500 livres jeunesse au sujet des Premières Nations. 

Des représentants du ministère de l’Éducation de l’Ontario auraient aussi participé selon le conseil scolaire, mais le ministère ne nous l'a pas confirmé.

Le retrait des livres en chiffres

155 œuvres différentes ont été retirées, 152 ont été autorisées à rester en place et 193 sont en évaluation actuellement. Au total 4716 livres ont été retirés des bibliothèques du conseil scolaire, dans 30 écoles, soit une moyenne de 157 livres par école.

L’auteure de la vidéo destinée aux élèves est Suzy Kies, présentée comme une «gardienne du savoir» autochtone. Elle fait partie de ceux qui ont accompagné le conseil scolaire dans sa démarche, à partir de 2019 dans son cas.

Elle dénonce les personnages autochtones présentés dans les livres pour enfants comme «pas fiables, paresseux, ivrognes, stupides…. »

«Quand on perpétue ce genre d’image dans la tête des jeunes, c’est difficile de s’en débarrasser.»

Les gens paniquent avec le fait de brûler des livres, mais on parle de millions de livres qui ont des images négatives des personnes autochtones, qui perpétuent des stéréotypes, qui sont vraiment dommageables et dangereux. 
Suzy Kies, « gardienne du savoir » autochtone qui a accompagné le conseil scolaire

Selon elle, le simple titre du livre Les Cowboys et les Indiens, publié en 2011, a justifié son retrait des bibliothèques. «C’est vraiment atroce», dit-elle.

Suzy Kies en photo avec le premier ministre Justin Trudeau, en 2018


Qui est Suzy Kies?


Suzy Kies se présente comme une «chercheuse indépendante». Elle offre des formations aux écoles à travers l’Ontario. 

Le Conseil scolaire Providence note qu’«elle possède des connaissances approfondies sur plusieurs différentes nations autochtones.»

Elle est aussi coprésidente de la Commission des peuples autochtones du Parti libéral du Canada depuis 2016. Le site du parti de Justin Trudeau la présente comme une autochtone urbaine de descendance abénaquise et montagnaise.

Selon le Conseil scolaire Providence, ce «comité autochtone [est] consulté par le Premier Ministre du Canada» Justin Trudeau.

Suzy Kies affirme travailler avec d’autres conseils scolaires ontariens qui veulent s’inspirer du projet.



Tintin en Amérique, un livre raciste?

Le Conseil scolaire reproche à la bande dessinée Tintin en Amérique, un «langage non acceptable», des «informations erronées», une «présentation négative des peuples autochtones» et une «représentation fautive des Autochtones dans les dessins».

Dans la BD d’Hergé, parue en 1932, une des plus vendues de l’auteur dans le monde, on retrouve notamment l'appellation «Peau-Rouge»

Le Temple du Soleil a aussi été retiré des rayons.

Le livre Les Esquimaux, publié en 1981, a été retiré parce qu’il utilise un terme aujourd’hui péjoratif pour qualifier les Inuits. 

L’utilisation du mot «Indien» a aussi été un motif de retrait de nombreux livres. 

Un livre est même en évaluation parce qu’on y utilise le mot «amérindien».

Trois albums de Lucky Luke ont été retirés. Un des reproches souvent fait par le comité est le «débalancement de pouvoir» avec les Blancs et les Autochtones «perçus comme les méchants».

La Conquête de l'Ouest: Les Amérindiens, les pionniers et les colons a été retiré à cause du mot «conquête» dans le titre. «On veut [r]abaisser une population», écrit le comité d’évaluation pour justifier le retrait.

Le Conseil scolaire reproche au livre Vivre comme les Indiens d’Amérique de ne pas identifier les différentes cultures autochtones, mais de les présenter «comme un tout».


Extrait du livre Indiens, Indiennes, publié en 2000

Des livres qui présentaient des bricolages qualifiés d’appropriation culturelleont aussi été retirés.

Un livre a été considéré comme manque de respect envers la culture, car on y proposait une activité baptisée «mange, écris, habille-toi comme les Amérindiens».


Des auteurs consternés dénoncent une «censure»

L’auteur de bande dessinée québécois Marcel Levasseur est abattu, lorsque nous lui apprenons que son personnage Laflèche a été retiré des bibliothèques scolaires. Il ressent «beaucoup de tristesse, beaucoup d’incompréhension».

En 2011, le livre a été finaliste du prix Tamarac, remis par l'Association des bibliothèques de l'Ontario. «En 10 ans, je suis passé de presque gagnant d’un prix à auteur banni».

La BD humoristique se déroule durant la guerre de la Conquête, à l’époque Nouvelle-France, et s’amuse des relations entre les Autochtones et les soldats français et anglais. 

Le Conseil scolaire lui reproche un langage «non acceptable» et une «représentation fautive des Autochtones dans les dessins».


«Ce n’est pas un livre d’Histoire, se défend Marcel Levasseur. On se sert de l’Histoire comme toile de fond et on s’en amuse, un peu comme Astérix. En bande dessinée humoristique, on tourne les coins ronds.»
Le but de notre BD c’est de divertir avant tout, ce n’est pas de faire un cours théorique. 
Marcel Levasseur, coauteur de la bande dessinée Laflèche
Marcel Levasseur est tellement abattu par la nouvelle du retrait de sa BD qu’il remet en question la production du 4e album, en préparation. 

«De me rendre compte que ça peut-être aussi fragile, que ça peut devenir du jour au lendemain un objet de honte… Est-ce que j’ai le goût de continuer à me battre?»

L’auteur raconte qu’il a déjà dû faire face à des critiques, même parmi ses proches, parce qu’un de ses personnages autochtones est alcoolique. D’autres personnages de soldats sont des «brutes épaisses», explique l’auteur.

Le livre Trafic chez les Hurons, du journaliste André Noël a aussi été éliminé des tablettes, entre autres, parce que le Conseil scolaire y a remarqué de l’alcoolisme.

Aucun auteur n’a été informé du retrait de son livre. 



«C’est incroyable. De quel droit font-ils une chose pareille? C’est complètement ridicule», dénonce Sylvie Brien, dont le roman jeunesse L’affaire du collège indien a été retiré.

Le conseil scolaire ne spécifie pas la raison du retrait. 

Il s’agit d’une histoire qui se déroule en 1920 avec des personnages et lieux fictifs. Dans l’histoire, une adolescente défend un Autochtone accusé à tort d’un incendie.

L’auteure rejette tout préjugé : «Au contraire, j’ai dénoncé des choses qu’on ne disait pas»

Elle affirme être une des premières auteurs jeunesse à avoir abordé les horreurs des pensionnats en se basant sur des documents d’époque.

Bibliothèques et archives Canada a déjà écrit à propos de ce livre que «Sylvie Brien [y] aborde avec justesse le sujet des pensionnats où les jeunes autochtones, arrachés à leur famille, étaient éduqués loin de leurs parents et de leurs traditions».

Des biographies jetées au recyclage

Deux biographies de Jacques-Cartier publiées dans les années 1980 ont été retirées pour des informations jugées désuètes et fausses.

La biographie de l’explorateur Étienne Brûlé, Le Fils des Hurons, a aussi fait les frais du comité, notamment pour «fausse information historique»

Entre autres, le comité n'a pas aimé le tableau utilisé en couverture du livre.

Tableau du peintre canadien Frederick Sproston Challener, en 1956.


Les auteurs sont deux diplômés en histoire de l’Université d’Ottawa qui ont enseigné dans des écoles francophones de l’Ontario, Jean-Claude Larocque et Denis Sauvé. Leur travail a reçu plusieurs distinctions.

«On a été très rigoureux dans notre recherche et on trouve ça très décevant», réagit Jean-Claude Larocque. «Le Fils des Hurons est inspiré de la thèse de doctorat de l’archéologue Bruce G. Trigger. 

Les travaux de ce dernier ont été tellement appréciés et reconnus qu’il a reçu le titre de membre honoraire de la Nation Huronne-Wendat».

C’est une pure censure! Sans nous consulter, sans amorcer une discussion. 
Jean-Claude Larocque, coauteur du livre Le Fils des Hurons

«Est-ce qu’on retourne à l’Index», demande Jean-Claude Larocque, en référence à la liste des livres interdits dans les écoles catholiques jusqu’aux années 1960.

Suzy Kies juge que «ce sont des histoires écrites par les Européens, d’une perspective euro-centriste et non pas des Autochtones»

Elle affirme que les «gardiens du savoir», comme elle, qui mémorisent la connaissance transmise oralement, sont plus fiables que les archives écrites.

C’est ça le problème, ils ont fait des recherches historiques basées sur les comptes-rendus des européens. [...] On n’essaie pas d’effacer l’Histoire, on essaie de la corriger. 
Suzy Kies, «gardienne du savoir» autochtone qui a accompagné le conseil scolaire

Le comité de révision reproche aussi à la biographie d’Étienne Brûlé une «représentation fautive dans les dessins»

Leur livre ne contient qu’une seule illustration, sur la page couverture où des Autochtones sont torses nus.

Le torse nu des Autochtones ne passe pas

Selon le comité formé par le Conseil scolaire, dessiner des Autochtones torse nu constitue de la «fausse représentation» et a justifié d’éliminer des tablettes un livre pour enfants.

Sur cette question, l’avis des spécialistes est moins tranché.

«Oui, s’il faisait chaud, les hommes étaient torse nu. Les femmes aussi, à l’occasion», affirme la professeure de sociologie à l’UQAM Leila Inksetter, membre du Centre interuniversitaire d’études et de recherches autochtones.

Nous avons demandé l’avis de l’anthropologue Nicole O’Bomsawin, membre de la communauté d’Odanak et ex-directrice du musée des Abénakis de 1984 à 2006.

«C’est un peu gênant de voir la représentation des autochtones torses nus dans des contes pour enfants», explique-t-elle. «J’imagine mal des guerriers torse nu».

Aller à la pêche ou à la chasse torse nu, ça ne doit pas être facile d’affronter les mouches noires. 
Nicole O’Bomsawin, anthropologue autochtone

La sexualisation des femmes autochtones a aussi dérangé le Conseil scolaire catholique Providence.

Suzi Kies déplore la sexualisation de l’Autochtone qui tombe en amour avec Obélix dans Astérix et les Indiens. La jeune femme est représentée avec un décolleté plongeant et une mini-jupe.

«Irais-tu courir dans les bois avec une mini-jupe? Mais les gens le croient pareil», regrette-t-elle. 

«On a développé ce qu’on appelle la sauvagesse sexuelle, une image des femmes autochtones comme étant des femmes faciles.»

Pocahontas, elle est tellement sexuelle et sensuelle, pour nous, les femmes autochtones, c’est dangereux. 
Suzy Kies, «gardienne du savoir» autochtone qui a accompagné le conseil scolaire



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