lundi 17 décembre 2012

Tomi Ungerer: « L'esprit frappeur »

François Forcadell dans Fait d'images.



Importante actualité autour du dessinateur Tomi Ungerer avec : la sortie le 19 décembre 2012 dans les salles de cinéma des films « Tomi Ungerer, L’esprit frappeur », de Brad Bernstein, de « Jean de la Lune », film d’animation de Stephan Schesch , et l’exposition « Tomi s’amuse. Jeux et jouets de la collection Tomi Ungerer », présentée jusqu’au 31 mars 2013 par le formidable musée Tomi Ungerer à Strasbourg.

À ces occasions plusieurs journaux lui consacrent des articles, dont M, le magazine du Monde. L'article signé Emilie Grangeray :

Six heures avec Tomi Ungerer – un rêve. Six heures passées chez son éditeur suisse, Diogenes Verlag, qui a publié la quasi-intégralité de son œuvre. Un mot que ce "modeste arrogant" (comme il aime à se définir) refuse, lui préférant celui de "productions". Un comble pour l'un des rarissimes artistes vivants à avoir son propre musée, ouvert en 2007 à Strasbourg et dont Thérèse Willer est la conservatrice.
Auteur de plus de 140 ouvrages, beaucoup pour adultes – même si en France il est surtout connu comme lauréat du prix Andersen (1998), le Nobel de la littérature enfantine. Des livres dont il préférerait ne pas parler – car son travail, explique-t-il, a tellement évolué depuis. Ses brigands au cœur tendre et ogres assagis, devenus des classiques, ont pourtant révolutionné le genre... Il faut dire que, des tabous et des verrous, Tomi Ungerer en a fait sauter plus d'un.




Né le 28 novembre 1931 à Strasbourg dans une famille rigoureusement protestante, le petit Tomi est doublement marqué : à trois ans et demi, par la mort de son père, ingénieur, fabricant d'horloges astronomiques, artiste et historien, auquel il rend hommage dans De père en fils (éd. La Nuée bleue/DNA, 2002) :"J'ai eu le sentiment qu'il m'avait transmis tous ses talents en mourant." Puis à 8 ans, quand la guerre éclate. Si, plus tard, le roi du calembour s'amusera à répéter à l'envi : "L'Alsace, c'est comme les toilettes : toujours occupée", il ne se remettra jamais du lavage de cerveau que les nazis leur ont fait subir (À la guerre comme à la guerre, éd. L'École des loisirs, 2002).

"Stimuler un imaginaire"

Après son échec au baccalauréat, il voyage beaucoup et, fasciné par l'Amérique, débarque à New York en 1956 avec un carton de dessins et 60 dollars en poche. Le succès est quasi immédiat : alors qu'il multiplie les collaborations avec les journaux et magazines les plus prestigieux (Esquire, Life, Harper's Bazaar, The New York Times), ses livres pour enfants séduisent.

Mais chez Ungerer, pas de "ces livres à nounours", comme il les appelle, qui lui donnent la nausée (Pas de baiser pour Maman, éd. L'École des loisirs, 1976). Ni de vocabulaire édulcoré. Ainsi, dans Les Trois Brigands, préfère-t-il utiliser le terme de "tromblon" à celui d'"arme à feu" : "Il n'existe rien de mieux qu'un nouveau mot pour stimuler un imaginaire." Pour lui, l'essentiel est d'enseigner la curiosité : "Une fois que les enfants sont curieux, ils deviennent collectionneurs – de connaissances, d'expériences. Alors, ils peuvent comparer. Et, lorsque l'on compare, les idées surgissent."

Des idées, Tomi Ungerer en a parfois tant que, pris à la gorge par de répétitifs cauchemars, il crayonne sans relâche ou écrit. Ainsi ce mot qu'il nous fera parvenir par La Poste, peu de temps après notre entretien : "Soyez bêtes, soyez méchants, analphabètes et dégoûtants/ Etre évité et détesté, c'est une forme de liberté."

"Ligne d'horizon"

Mettre les normes à l'envers, Tomi Ungerer sait faire et il n'attendra pas longtemps avant de s'en prendre à la face B de l'Amérique, dénonçant, à coups d'affiches coup de poing, la ségrégation puis la guerre du Vietnam. Il touche juste – toujours –, même si la férocité de son trait n'est pas du goût de tous. Mais c'est la publication de ses dessins érotiques (Fornicon, 1969 ; éd. Jean-Claude Simoën, 1978) qui va signer son arrêt de mort. L'Amérique puritaine est choquée. Un critique du New York Times s'insurge : comment ose-t-il publier tout à la fois "ça" (ses nus, donc) et des ouvrages pour enfants ? "Il faut pourtant bien baiser pour en faire", renchérira Ungerer.




Trop, c'est trop. En 1971, il quitte donc le pays où tout est vraiment possible pour le Canada, puis l'Irlande, où il vit toujours. Entouré de moutons, cochons et autres canards, il devient fermier et boucher. Surtout, il découvre la mer : "Elle m'a offert la ligne d'horizon. Une ligne sans tranchée, une surface sans église, sans usine."

C'est aussi, pour lui, un retour à l'Europe qu'il a toujours aimée puisque, parmi ses nombreux engagements – il s'est battu pour la sensibilisation des enfants aux horreurs de la guerre, la défense de l'identité alsacienne, du yiddish, etc. –, Tomi Ungerer a fait partie, avec André Bord, de la Commission interministérielle de coopération créée pour le rapprochement franco-allemand.

Depuis, l'enfant terrible se réjouit que ses livres, jadis mis à l'index, soient désormais en vente au MoMA. Facétieux, l'homme devient très sérieux lorsqu'il s'agit, pour paraphraser Philip Roth qu'il a bien connu, de parler travail. Après avoir produit quelque 40 000 dessins, et écrit pamphlets et aphorismes, il travaille actuellement à des nouvelles, et sur l'application pour smartphone que finalise Diogenes Verlag autour des Trois Brigands – "Que pensez-vous du début de la berceuse que j'ai griffonnée ce matin : "A l'école, à domicile, soyez toujours indociles..." ?"

Enfant hypersensible

Indocile, Ungerer ? Espiègle, certainement. Farceur, sans aucun doute. Mais surtout inclassable. Bricoleur polymorphe, curieux insatiable, il a brisé tous les codes. Lui, le fils d'une dynastie d'horlogers, dessine pour conjurer le temps. Mais, justement, on entend L'Horloge de Baudelaire, "dieu sinistre, effrayant, impassible".

Et voilà. Cela fait six heures qu'il choisit des dessins pour ce parcours visuel. Six heures passées à raconter des histoires. A tenter - en vain - de soudoyer l'attachée de presse pour qu'elle nous apporte une bouteille de vin alors qu'on nous servait à déjeuner dans le bureau. A s'émouvoir aux larmes quand l'injustice pointe le bout de son nez. Alors, et alors seulement, son visage s'assombrit, ses yeux d'ordinaire si malicieux se mouillent, sa voix se fracasse, et voilà que revient l'enfant hypersensible qu'il fut. Qu'il est.

Six heures à rire aussi, beaucoup. Il sera à Paris pour la sortie conjointe de L'Esprit frappeur, l'excellent documentaire qui lui est consacré, et de Jean de la Lune, film d'animation adapté de son conte éponyme. "Jean de la Lune, c'est moi. C'est l'éternelle histoire de celui qui est différent des autres. Par ailleurs, je suis très sensible à l'influence de la Lune, laquelle, quand elle est pleine, me met dans des états de grand désespoir ou de grande inspiration." Nous sommes un jour de pleine lune.

Voir le portfolio : Tomi Ungerer, un modeste arrogant engagé

La bande annonce:


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