jeudi 11 avril 2013

Fred, le prince poète saltimbanque

Philippe Mellot sur le site BDZoom.

Couverture de la biographie que lui a consacré Marie-Ange Guillaume en 2011 (Dargaud).

En 2000, le créateur de « Philémon » avait accordé, à Philippe Mellot, un long entretien rétrospectif sur sa carrière. En hommage à cet artiste majeur du 9e art qui vient de disparaître, nous re-publions aujourd’hui ce document exceptionnel, dans son intégralité.

Autrefois très fécond, Fred ne nous régale aujourd’hui que trop rarement, aussi avons-nous voulu remonter le temps et comprendre la riche et passionnante carrière de celui que beaucoup ont choisi d’appeler le poète de la bande dessinée.

Dans sa préface au port-folio Manège édité par Futuropolis en 1983, Gébé écrit à propos de Fred en ces termes : « Préfacier-majorette, je parade devant l’histoire en faisant voltiger ma canne-stylo, et au lecteur que la poésie va recouvrir comme du caramel coulant je crie : Chaud devant ! Mais voilà que le premier personnage de l’histoire, le bonimenteur joueur d’orgue, me bouscule avec son rouleau de toile peinte. Butor ! Je culbute, il me marche dessus. Noir ! Où suis-je ? Dans l’orgue à manivelle ? Dans le rouleau ? Dans le chapeau ? Dans le ventre de bois du cheval du manège ?… Préfacier d’un magicien, c’est moins que rien ».

1. Les origines et les premières lectures

Fred, tu es né en 1931 à Paris, mais pourrais-tu évoquer tes racines ?

Mes parents étaient grecs, ils ont émigrés en 1917 à la suite de la guerre greco-turque, ils n’avaient chacun qu’environ une dizaine d’années, même si, bien sûr, ils n’étaient pas encore ensemble… Ma mère est arrivé, avec ses frères et sœurs, en Angleterre où elle a fait ses études jusqu’à l’âge de vingt ans avant d’aller à Paris où elle a rencontré mon père. Ces différentes cultures sont à l’origine de bien des choses.

Ma mère racontait admirablement bien les histoires, qu’elles soient celles de la mythologie grecque, le Petit Chaperon Rouge ou encore les contes de Noël de Charles Dickens. Toute cette époque m’est resté, et, d’une certaine façon, m’a formé et il est sans doute possible de retrouver une sorte d’amalgame ou de panachage de toutes ces mythologies dans mes histoires. J’aime bien la littérature anglo-saxonne et d’ailleurs, pour moi, l’humour est anglo-saxon et pas latin.

Pourrais-tu me citer d’autres noms ?

Spontanément je citerai en plus Oscar Wilde et Robert Louis Stevenson, mais aussi des écrivains nord-américains comme Fenimore Cooper ou Edgar Poe, de ce dernier j’ai lu plusieurs fois ses œuvres complètes, il est de ceux qui m’ont le plus marqué. J’oubliais Lewis Carroll bien sûr, ainsi que Perrault et Andersen… ils sont si nombreux !

Pour donner un exemple, dans Philémon, Vendredi est un centaure mais il est donc aussi Vendredi, c’est donc souvent un mélange de plusieurs références. D’ailleurs, je ne cherche pas à faire le malin, je me trouve parfaitement à l’aise dans cette manière de travailler, il faut ajouter que lorsque j’ai besoin de créer une histoire, j’appuie sur un bouton puis c’est parti !



Quand débutes-tu professionnellement ?

Lorsque j’ai commencé à dessiner, je devais avoir une dizaine d’années et, bien sûr, je remplissais des cahiers entiers de bandes dessinées, j’étais déjà complètement accroché par ce monde. A l’origine de tout, il y a un hasard extraordinaire, j’habitais au 6 rue de la Paix, et en face, au 7, se trouvait Opera Mundi qui était une agence de distribution de séries américaines en particulier pour Le Journal de Mickey, Robinson, Hop-La !..

Comme nous étions pendant la guerre, tous les employés avaient fui les bureaux et étaient partis je ne sais où. J’allais à cette époque à l’école rue Cambon avec le fils du concierge de cet immeuble qui m’a invité à visiter les bureaux d’Opera Mundi, me disant qu’il y avait plein de journaux et d’albums de BD.

Effectivement, quand nous sommes entrés j’ai découvert la caverne d’Ali Baba : des recueils de Robinson et de Mickey qui traînaient partout, peut-être y avait-il même des originaux ? Gentiment, il m’a alors invité à me servir, ce que j’ai fait avec bonheur. 

Déjà tout petit, ma mère me lisait les aventures de Mickey et, à ce propos, je me souviens d’une anecdote qui remonte à l’époque où j’ai appris à lire « Mickey » tout seul, sans doute vers quatre ou cinq ans : j’avais été surpris de constater que Mickey n’avait pas la même voix !

Dans le même esprit, je me rappelle d’une anecdote où nous étions en famille à la campagne, Alexandre, mon petit-fils qui devait avoir alors trois ou quatre ans et qui connaissait bien les histoires de Philémon, s’est approché de moi et m’a demandé très sérieusement si je pouvais l’emmener pendant les vacances sur le A, « pas trop longtemps, a-t-il précisé, juste une quinzaine de jours, le temps de rencontrer le centaure et les autres… ». J’étais tellement ému que je n’ai pas su trop quoi lui répondre, en tous cas je ne pouvais pas lui dire que ça n’existait pas ! 

Ce genre d’histoire a convaincu mon fils de condamner un puits dans le jardin, de peur que pour faire comme Philémon, Alexandre ne décide d’y descendre… Je crois que j’attire ce type d’histoires un peu magiques, je ne suis évidemment pas le seul mais sans doute faut-il savoir les recevoir.


2. Les débuts professionnels

Tu as publié ton premier dessin, à la suite d’un concours je crois, dans l’hebdomadaire OK !?

Non, il ne s’agissait pas d’un concours, mais à cette époque, toujours nourri par toutes les séries américaines publiées avant-guerre comme « La Famille Illico », « Popeye », « Mandrake », « Prince Valiant »… J’avais voulu saluer l’arrivée de ce nouveau journal en leur envoyant un dessin d’humour, ne pensant même pas au fait d’être publié.

Puis, à ma grande surprise, une ou deux semaines après j’ai retrouvé mon dessin, « Les Joies de l’alpinisme », dans le courrier des lecteurs. Je me demande d’ailleurs si ça n’est pas ça qui est à l’origine de mon désir d’en faire mon métier ?

J’ai, en tous cas, continué à travailler et à me perfectionner, puis, vers l’âge de dix-huit ans, j’ai commencé à proposer mes dessins, en général des dessins d’humour, à divers journaux comme Ici Paris, France Dimanche, Samedi Soir etc. et, très vite, certains ont été publiés. 

Je voudrais préciser que tous ces journaux n’étaient pas à cette époque ce qu’ils sont devenus plus tard, on y trouvait des dessins de Chaval, Bosc, Mose et de nombreux autres dessinateurs de qualité. Je me suis rendu compte que l’on pouvait vivre de ce métier, même si chaque dessin n’était payé que des clopinettes.

Petit à petit, je devenais plus performant mais j’ai dû partir faire mon service militaire qui durait un an et demi l’époque. Toutefois, les six derniers mois j’ai travaillé en toute indépendance dans un journal de l’armée, la revue de la 5ème DB je crois, ce qui m’a permis de faire une énorme quantité de dessins d’humour et d’illustrations, certains pour l’armée et beaucoup pour moi que j’allais tenter de placer lorsque je reviendrai à la vie civile !

Petit à petit, j’habitais encore chez mes parents, j’ai commencé à vivoter en plaçant mes dessins, même si mes revenus étaient encore très modestes… Je n’arrivais parfois à placer qu’un dessin dans le mois et gagner, je crois, la somme incroyable de neuf francs.

C’est à cette époque que j’ai rencontré Cavanna qui faisait du dessin d’humour sous le pseudonyme de Sépia. On s’était croisé dans l’une ou l’autre rédaction et on avait très vite sympathisé, il y avait Sempé également qui faisait la même tournée.

Je croyais alors que je ne ferais jamais autre chose que du dessin d’humour, c’est sans doute pour cette raison que mon style est inclassable, effectivement ce n’est pas, comme beaucoup, Franquin qui m’a influencé mais plutôt des gens comme Steinberg qui sont inconnus du public de la bande dessinée.

Enfin, ce qui était rageant, c’était l’imbécillité des rédacteurs en chef : plus le thème du dessin était mauvais, plus ça leur plaisait ! Il ne fallait surtout pas dérouter le lecteur qui ne voulait, selon eux, que du « Ciel mon mari » et autres histoires de cocus.

Avec le temps, je pensais que les abrutis allaient mourir, mais pas du tout, ils sont toujours là et lisent toujours les même blagues nulles dessinées par les mêmes dessinateurs ! Nous, on essayait de faire des choses un peu différentes qui étaient toujours refusées, on ne pouvait rire de rien, surtout pas des valeurs conventionnelles comme les enterrements, c’était tout de suite « non ! on ne peut pas faire ça, vous allez choquer le lecteur » ; mais parfois un bon dessin passait, on ne comprenait pas pourquoi, ils avaient dû se tromper sans doute… 

Chaque semaine je faisais environ sept dessins et c’était tout juste s’ils ouvraient la chemise. Le cérémonial était d’ailleurs très simple, tu laissais les dessins à l’huissier, à l’entrée, et tu revenais la semaine suivante pour savoir ce qu’ils t’avait pris.

Tout ça me rappelle que des années après, j’ai appris par un photographe qui travaillait à France Dimanche, que, souvent, lorsque nous déposions notre chemise avec les dessins, l’huissier ne les montrait même pas à la rédaction, on ne sait pour quelle raison, sans doute oubliait-il… mais enfin je suis sûr d’une chose : plus tu étais con, plus tu avais de chance d’être huissier !

Il faut dire qu’à cette période, il m’est impossible de dire combien de dessins j’ai pu réaliser, ça doit se compter par milliers, ce qui a été, du coup, une formidable école. Ceci expliquant la facilité avec laquelle je parviens à trouver des idées aujourd’hui. Si j’ai besoin d’une histoire, il ne me faut même pas une matinée pour en trouver le thème.


3. La rencontre avec Choron et Cavanna. La création d’Hara-Kiri

C’est durant ces années difficiles que tu fais la rencontre de Georges Bernier, alias le professeur Choron ?

Effectivement, mais tout avait commencé par la découverte d’un journal destiné aux étudiants qui se nommait Quartier Latin et qui passait des dessins. Mais, il avait un défaut, celui de ne pas les payer ou si peu ! Ce canard se vendait par colportage, c’était alors un système qui marchait très bien, et d’ailleurs, pour joindre les deux bouts, j’en ai même vendu. J’y ai emmené Cavanna et nous y avons rencontré le directeur commercial qui s’appelait Novi.

A la suite d’un différent, ce Novi a quitté Quartier Latin et a créé son propre journal qu’il a appelé Zéro. C’est à cette époque que j’ai rencontré Choron qui rentrait d’Indochine, avec des cheveux ! Il était entré comme commercial et avait réussi rapidement décupler les ventes. Mais, alors que tout marchait très fort, Novi est mort, il avait à peine plus de trente ans. 

Il y a eu ensuite des désaccords avec la veuve et Bernier nous a alors proposé de faire un journal nous-même et c’est comme ça qu’on a créé Hara-Kiri en septembre 1960. On était donc trois à l’origine du journal, mais rapidement l’équipe s’est étoffée et de nombreux dessinateurs nous ont rejoint comme Cabu, Reiser et Wolinski – qui faisaient tous les deux leurs services militaires – , Gébé et Topor bien sûr.

Le premier numéro, qui était en petit format (ndlr : 15,5 x 25) est sorti et a dû se vendre à cinq cents exemplaires au maximum, ce qui a rendu les choses très difficile comme on peut l’imaginer. 

Ce qu’il faut souligner à propos d’Hara-Kiri, c’est que une bonne partie de l’humour moderne vient de là, beaucoup d’humoristes n’existeraient pas sans nous ! Il faut aussi bien entendu ajouter que d’autres mouvances se sont imposées dans d’autres pays, tout particulièrement les Etats-Unis avec Harvey Kurtzman.

Enfin, si les gens n’avaient pas appris à être bousculés par des gens comme Reiser, Topor et les autres, on en serait encore à ouvrir des armoires et entendre « ciel mon mari ! ».

Hara-Kiri # 8, mai 1961


4. La période Hara-Kiri

Quelles étaient les diverses responsabilités à Hara-Kiri ?

Cavanna était rédacteur en chef et avait, lui, arrêté le dessin pour se consacrer à l’écriture, quant à moi, j’y occupais les fonctions de directeur artistique, mais je dessinais aussi les couvertures (ndlr : les 31 premières), ainsi que de nombreuses BD et des illustrations..

De très nombreuses effectivement si on évoque Tarsinge l’homme Zan, l’écriture de nouvelles, de chansons, des poèmes, le Manu-Manu, Les Petits métiers, Le Petit Cirque

Je me suis rendu compte à un moment que je revenais effectivement à la bande dessinée parce que nous n’étions que cinq ou six et qu’il fallait remplir des pages et des pages. On a alors fait des romans-photos, des montages avec des documents et je ne sais combien de choses nouvelles. Il était clair que nous ne pouvions pas publier que des dessins d’humour, même si on passait enfin ceux qui nous plaisaient.

Il faut ajouter que nous avons eu beaucoup de mal à imposer Hara-Kiri, pendant quatre ou cinq ans on a tiré la langue parce qu’on en vendait pas beaucoup, mais j’ai quand même pu, petit à petit arrêter mes autres collaborations.

Je me souviens tout de même que nous faisions des petits boulots à droite et à gauche comme de la décoration de vitrines ou de stands pour le salon de l’auto ! J’essayais aussi de faire de la vente dans la rue mais j’étais très mauvais.



5. La collaboration à Punch et au New-Yorker

Faisons un rapide retour en arrière, tu m’as autrefois évoqué, non sans fierté, tes collaborations avec le fameux journal satirique anglais Punch et celles avec The New-Yorker.

Effectivement, mais c’était avant que nous lancions Hara-Kiri. Je commençais à être beaucoup plus mûr et j’ai voulu m’attaquer à la presse internationale et j’avais envoyé des dessins au Punch et au New-Yorker, toujours des originaux, il n’existait pas de photocopieuse à cette époque.

Punch m’avait d’abord répondu en m’expliquant qu’ils étaient intéressés mais que mes gags ne leur correspondaient pas tout à fait tout en précisant que je pouvais leur renvoyer d’autres dessins. Je leur en ai renvoyé d’autres, plus pointus – il faut savoir que le Punch était depuis toujours la référence totale – et ils ont commencé à les publier. 

Il faut dire que peu de Français ont été publié dans Punch, les seuls dont je me souvienne sont Sempé et André François. Pour le New-Yorker, l’histoire s’est reproduite, à ceci près qu’ils m’ont aussi repiquées des idées, pour des questions de contrats ou des histoires de syndicats, et certains de mes dessins ont été repris par Otto Soglow, le dessinateur du Petit Roi. Il y a eu d’autres journaux pour lesquels j’ai travaillé, un allemand qui s’appelait Quick je crois, un hollandais, Het Parol etc.

A ce propos il faut dire à quel point le métier de dessinateur d’humour a toujours été très difficile, aujourd’hui encore c’est un monde à part, même pour des gens de qualité comme les Humoristes Associés, les Nicoulaud, Bridenne, Laville et tous les autres.

Même eux ont du mal à travailler, ils ont tous des problèmes encore maintenant ; ou alors il faut faire du dessin de presse, de la satire d’actualité comme le fait Wolinski qui, malgré la difficulté, tient un bon rythme.


6. Hara-Kiri : les raisons du départ

Pour revenir à Hara-Kiri, quelles sont les raisons qui t’ont poussé à quitter le journal ?

J’étais marié, mon fils Eric était né et comme nous l’avons évoqué les choses devenaient de plus en plus difficile. J’en avais marre de tirer la langue et je me disais que si les choses ne marchait pas encore, elles ne marcheraient peut-être jamais…

De plus, je trouvais que l’ambiance à Hara-Kiri devenait de plus en plus scatologique, nous tombions finalement dans les travers ce que nous rejetions, certes ça n’était pas « ciel mon mari ! » mais plutôt « caca, pipi » ce qui revenait au même !

Le Petit Cirque comme les dessins de Topor ou de Gébé y apparaissaient de plus en plus incongrus, enfin, tout cela ne m’intéressait plus tellement et j’ai alors commencé à préparer Philémon.


7. La création de Philémon



C’est à cette époque que tu es entré à Pilote ?

Pas exactement. J’ai d’abord longuement travaillé à Philémon que j’ai écrit entièrement, que j’ai découpé et dessiné en brouillons avant de réaliser une dizaines de pages que j’ai mis en couleurs sur des photocopies. Je ne voulais pas rater mon coup parce que il n’était pas question pour moi de recommencer à démarcher les journaux comme Ici Paris et autres.

En plus, pendant ce temps, Hara-Kiri avait été interdit par la censure, entre-autres à cause du Petit Cirque qu’ils trouvaient trop morbide pour la jeunesse alors que ce n’était évidemment pas un journal pour la jeunesse !

C’est comique de voir la bêtise de ces gens capables d’interdire une bande dessinée comme le Petit Cirque alors que leurs successeurs la plébisciteront ensuite au point d’en faire une des référence du genre…

Philémon à faillit s’appeler Valentin je crois !?

Oui, c’est vrai. Je cherchais au début un nom original et j’avais effectivement choisi Valentin avant de m’apercevoir qu’il était déjà pris par Tabary. Je lui ai donc donné le nom que l’on sait qui a d’ailleurs plu au point que de nombreux parents ont choisi d’appeler leur fils Philémon à cause du « mien ».

Ça me rappelle une anecdote tendre et souriante, dans l’esprit de ce qui m’arrive souvent. il y a quelque temps, Didier Savard, l’auteur de Dick Hérisson, m’a demandé de dessiner la carte de naissance de son fils qu’il a nommé Philémon, et, chose amusante, ce petit garçon a écouté récemment une de mes interviews à la radio dans laquelle l’animateur m’a présenté comme Fred, le père de Philémon… il en a été bouleversé au point de demander des explications à son propre père !

Pour revenir à la création du personnage, j’avais fini de mettre mon dossier au point et je me suis rendu en Belgique à la rédaction de Spirou sans prendre le moindre rendez-vous. J’avais choisi Spirou parce que je considérais qu’il était le meilleur de tous à cette époque.

Pour faire une courte digression, quelques années après je suis devenu ami avec plusieurs dessinateurs de Spirou, tout particulièrement Franquin qui m’a envoyé une planche de Gaston avec une dédicace tout à fait superbe : A Fred d’un clown à un poète. J’avais été vraiment très touché.

J’ai beaucoup apprécié certaines amitiés du monde de la BD, comme celle de Hergé qui avait été le premier à m’écrire lors de la parution de Philémon.

J’étais donc au journal Spirou, où j’avais attendu longtemps dans les couloirs avec mon petit carton sous le bras, comme un débutant, d’ailleurs, d’une certaine façon j’étais débutant dans ce domaine, avec toutefois la certitude que mon histoire était bonne et que mon dessin était au point.

Je dois dire qu’à cette période je retenais mon dessin et je l’avais absolument voulu adapté aux adolescents, contrairement à ce qu’il est devenu : un trait beaucoup plus violent, beaucoup plus fort… 

Autrement, je savais quelle tournure aurait pris la rencontre ! Ils ont gardé les planches et puis, environ trois mois après, ils m’ont envoyé les dessins avec un mot me disant que le public pour enfant était très difficile, beaucoup plus que celui pour adultes, que ça n’était pas au point et, par conséquent, ils ne pouvaient pas le publier.

Inutile de te dire que ça a été un découragement total, j’étais totalement dégoûté, déprimé ! Evidemment, ce type de graphisme changeait complètement de ce qui se faisait, à cette époque tout le monde faisait du Franquin ou du Hergé, ce qui pouvait expliquer une telle réaction.

Alors que j’étais découragé, Cabu, que j’avais fait entrer à Hara-Kiri quelques années plus tôt, m’a demandé si ma bande dessinée avait été bien accueillie à Spirou… Comme je lui expliquais que j’allais essayer ailleurs, il m’a alors conseillé d’aller la montrer à Goscinny qui dirigeait Pilote

Cabu y réalisait le Grand Duduche depuis déjà quelques années. Il a donc parlé de moi à Goscinny – il faut préciser que je le connaissais de l’époque où il venait parfois manger un morceau à la rédaction d’Hara-Kiri – en lui expliquant que j’avais un projet de BD.

Il a été curieux de voir ce que ça pouvait donner et nous nous sommes vus. Il a été enthousiasmé et m’a proposé de commencer dès que je le pouvais, évidemment à ma grande surprise !

Lorsque Philémon a démarré, dans le n°300 de Pilote avec Le Mystère de la clairière des trois hiboux, le public a été complètement sidéré, écrivant à la rédaction que l’histoire était incompréhensible, que je ne savais pas dessiner et bien des choses comme ça… Goscinny a été bien sûr troublé mais il a quand même choisi de publier le premier épisode en entier.

En résumé, alors que j’avais le sentiment de pouvoir faire dix fois mieux, j’apprenais qu’il ne fallait pas sortir des sentiers battus et que tout ça prendrait du temps.



Cette histoire, que je voulais tout d’abord appeler Le Cirque sous la terre, mettait en scène un personnage fou de cirque qui hypnotisait les gens du village afin de les conditionner à vivre à leur place dans le cirque, les trapézistes se passaient ainsi leurs bols de soupe d’un trapèze à l’autre… 

C’est d’ailleurs l’occasion d’expliquer pourquoi j’ai ensuite préféré sortir Le Naufragé du A en premier album (1972) : il m’a semblé qu’il était effectivement beaucoup plus fort, tant du point de vue du scénario que de celui du dessin. Cette première histoire ne paraîtra finalement qu’en 1978 sous le titre Philémon avant la lettre.

A cette époque, j’avais quitté définitivement quitté Hara-Kiri, j’ai même été fâché pendant au moins quinze ans avec certains responsables du journal, aussi, devant la réaction des lecteurs de Pilote je me suis dis qu’il allait falloir tout reprendre à zéro et René Goscinny avait vu à quel point ça me peinait.

À ce moment, j’avais aussi découvert que j’avais plus de plaisir à écrire qu’à faire du dessin d’humour, c’est alors qu’ il m’a proposé de faire des scénarios pour d’autres dessinateurs, il faut dire qu’il y avait déjà une réelle pénurie de scénariste. 

Alors, en attendant que les gens s’habituent à mes dessins, comme me l’avait proposé Goscinny, j’ai accepté de travailler avec d’autres dessinateurs, je n’avais d’ailleurs pas le choix. Il est vrai que j’ai toujours eu des facilités pour écrire comme je l’ai déjà évoqué, mais j’ai dû cette fois le faire trop souvent pour des dessinateurs quelconques ou qui n’étaient pas au point.

Mais, encore une fois, Goscinny me rassurait en me disant que, dans tous les cas, s’il y a une bonne histoire même un mauvais dessin passe, alors que le contraire n’existe pas ! 

J’ai alors commencé à écrire pour plein de gens, je crois qu’en en mois j’ai dû écrire à peu près soixante-dix pages de scénarios.

Comme c’était payé des clopinettes – encore un retour en arrière – j’étais obligé de fournir au moins cinquante pages par mois pour réussir à vivre décemment, je me dis encore que j’aurai dû faire du trafic d’armes ou d’ivoire, comme Rimbaud…Enfin, j’écrivais tellement de scénarios que, parfois, je remplissais la moitié du journal.



8. Fred scénariste

J’ai reconstitué la liste des dessinateurs avec lesquels tu as travaillé, elle est impressionnante : Pat Mallet, Monzon, Christian Godard, Mic Delinx, Tabary, Jean Chakir, Martial, Gottlib, René Pellos, Lacroix, Derib , Jean-Claude Mézières, Hubuc, Dufranne, Desclez, Jean-Marc Loro, Bob De Groot, Georges Pichard, Terry Gilliam, Bussemey, Ricord, Florence Clavé, Bielsa, Got et, bien sûr Alexis !

Oui, cette période a duré un peu plus de deux ans, et, même si ça peut paraître prétentieux, je pense que j’ai eu beaucoup d’idées formidables surtout que je travaillais comme pour moi : je livrais à chaque fois un scénario entièrement découpé et dessiné mais, soyons justes, j’aurais souvent bien aimé les réaliser moi-même !

À ce propos, j’ai retrouvé des propos d’Alexis sur votre collaboration pour Timoléon : « … c’est lui qui fait seul tout le scénario et le découpage. Il n’y a aucun problème ; Fred a une technique bien précise et lorsqu’il entame un scénario, il sait exactement où il va. Il n’y a jamais de collaboration avec le dessinateur au cours de l’élaboration d’un scénario. Cela se passe ainsi : il indique le découpage et un début de mise en scène. 

Evidemment, on pourrait dire qu’il n’y a aucune liberté pour le dessinateur, mais c’est tellement bien fait de la part de Fred qu’il n’y a jamais rien à ajouter. J’aime beaucoup travailler avec lui… et je crois que j’ai assez bien compris son esprit, son domaine… » (propos recueillis à Guérard par Charlie Combarieu, Didier et Jean-Michel Sotto en août 1973 pour le fanzine Schroeder).

Par ailleurs, en voyant son dessin, tu te serais exclamé : « voilà le dessinateur qu’il me faut » !?



C’est vrai, je me souviens qu’il venait, lui aussi, du dessin d’humour. Il avait vingt ans et travaillait à Lui je crois. Il est venu à Pilote, comme tout le monde d’ailleurs, le journal était devenu la nouvelle référence, c’était là ou les choses nouvelles se faisaient.

Timoléon, que j’ai réalisé avec Alexis, reste mon meilleur souvenir en tant que scénariste. A cette époque, le théme du voyage dans le temps était à la mode et j’avais voulu en faire une parodie.

9. Les plagiaires vus par Fred

Tu as toujours manifesté un profond dégoût pour les plagiaires je crois !?

Oui, ce sont vraiment des personnages détestables. Dans le monde du dessin d’humour ils étaient nombreux et ils étaient mis au ban de la profession. Par contre, il y avait ceux dont l’intégrité était proverbiale.

Je me souviens de Raf, un type très bien qui est mort dans la misère ; il m’avait parlé de son manque de chance : en effet alors qu’il venait de placer un dessin dans le Parisien libéré, il s’était aperçu qu’un autre dessin avec la même idée était sorti au même moment et sans hésiter, alors qu’il tirait la langue, il a choisi par honnêteté de retourner le chercher!

Dans la bande dessinée, les choses sont très différentes, les plagiaires courent les rues, et je ne cite personne ! Mais là, ça ne choque personne, à croire que les gens ne le remarque même pas, d’ailleurs, les plagiaires eux-même n’ont pas l’air choqué de plagier.

D’abord, il déclare faire ça comme un hommage puis il continue, et après, au final, c’est le plagié qui devient plagiaire ! Tout ça paraît fou mais c’est souvent comme ça.

Non, j’ai une véritable aversion pour ces gens là, il faudrait les supprimer, les noyer dans de l’encre de Chine…



10. Après des débuts difficiles, Philémon est finalement plébiscité

À quel moment Philémon a-t-il finalement rencontré le succès ?

De temps en temps je continuais malgré tout à dessiner des histoires courtes jusqu’au jour ou j’ai voulu à tout prix reprendre Philémon. J’ai alors été voir René Goscinny, avec lequel je m’étais beaucoup lié d’amitié, et j’avais dans mes cartons soixante dix pages de scénarios dont vingt-huit de Philémon, une histoire complète.

Après avoir lu cette histoire, Le Naufragé du A, qu’il a trouvé extraordinaire, Goscinny s’est demandé à qui on pouvait donner ça. Je lui ai alors dis que je voulais la faire moi-même et qu’il n’était pas question de la faire dessiner par qui que ce soit d’autre… et finalement il a prit le risque et m’a dit qu’on allait faire un nouvel essai. J’ai alors commencé à la faire, toujours avec une certaine retenue graphique. 



Comme je parvenais à dessiner à cette époque à peu près douze pages par mois, aujourd’hui j’en fais à peine six, on a pu rapidement la publier et là, surprise, ça a été un renversement total : les lecteurs ont aimé !

Je me souviens d’une très jolie lettre d’un garçon de huit-dix ans qui m’a fait un bien immense, j’ai même pensé la publier en préface lors de la publication du second album, Le Piano sauvage, dans laquelle il manifestait son enthousiasme à propos du dessin et de l’histoire, mais aussi sa tristesse à propos du puisateur (Barthélémy), resté sur le A.

J’ai montré cette lettre magnifique à Goscinny, il avait de son coté aussi d’excellentes réactions, qui m’a alors encouragé à réaliser une nouvelle histoire où Philémon retournerait sur le A chercher Barthélémy.

C’était parti ! puis, au total, quinze titres ont paru jusqu’au Diable du peintre. J’ai alors voulu changer de répertoire, ne pas céder à la facilité, ce qui m’a amené à réaliser L’Histoire du Corbac aux baskets, L’Histoire du compteur électrique et L’Histoire de la dernière image. Mais, aujourd’hui, j’ai à nouveau envie de dessiner Philémon et je vais commencer un nouvel épisode, le premier depuis douze ans, d’ici peu.



11. L’émission sur Europe n°1 : Le Feu de camp du dimanche matin

À nouveau, j’aimerai faire un retour en arrière afin d’évoquer la fameuse émission à laquelle tu as participé avec Goscinny, Gébé et Gotlib sur Europe N°1 : Le Feu de camp du dimanche matin.

Dessin de Giraud

À cette époque, Pilote était devenu un vrai phénomène, un peu à l’image de ce qu’était l’émission Nulle part ailleurs il y a quelques années et Lucien Maurice, qui était directeur des programmes sur Europe N°1 a proposé à Goscinny de faire une émission de radio.

Goscinny était un peu sceptique sur sa capacité à le faire mais Maurice l’a convaincu en lui disant de faire tout simplement à l’antenne ce qu’il faisait dans Pilote.

Goscinny nous a donc proposé, à Gébé, à Gotlib et à moi d’y travailler, pensant qu’à quatre nous pourrions assumer, surtout que l’émission devait durer une heure et demi le dimanche vers midi.

C’était une heure de très grande écoute et je crois qu’on avait pris la place de Francis Blanche et de quelques autres vedettes du music-hall. On s’est mis à travailler comme des dingues au point d’être presque content lorsque ça s’est arrêté au bout de trois mois. 

Voilà d’ailleurs comme les semaines s’organisaient : le lundi on se réunissait chez Goscinny pour déterminer les différents thèmes de sketch et nous les répartir, on en écrivait au moins deux ou trois chacun, le mardi nous nous retrouvions à Pilote pour la réunion de rédaction du journal, le mercredi on enregistrait les sketch qu’on interprétait nous même en compagnie de deux comédiens professionnels et enfin, le dimanche, il fallait bien sûr aller à la radio pour faire l’émission. 

Entre-temps, il fallait écrire et dessiner les pages d’actualité de Pilote et nos propres séries, non, ça a vraiment été une période épuisante !

Je me souviens d’un jour où je quittais les studios d’Europe rue François 1er et de mettre retrouvé à un feu rouge à la Concorde sans avoir réalisé que j’avais pris ma voiture, une DS à l’époque, et conduit jusque là.


12. Retour sur Philémon

Et Philémon durant cette période ?



Conjointement, je dessinais bien sûr un épisode de Philémon et toute cette histoire m’avait mis dans une situation difficile. J’étais en retard, chose dont j’ai horreur surtout que lorsque je m’engage dans un travail je tiens toujours parole, et je livrais au jour le jour les planches du Voyage de l’Incrédule.

D’ailleurs, cette histoire de Philémon parle surtout de théâtre pour la bonne raison que nous étions en permanence au contact de comédiens pour les sketchs, c’est pour ça que je ne manque jamais d’idées aussi, mes histoires sont toujours liées à ma vie. 

Je me souviens tout particulièrement d’un jour où, tellement épuisé, j’étais en panne d’énergie et je n’arrivais pas à terminer une planche que l’imprimerie, en Belgique, attendait avec impatience pour boucler Pilote.

Il me restait une demi page à faire pour le soir même et je n’y arrivais pas. Je feuilletais alors un album de gravures et brutalement m’est venu l’idée.

Philémon et son père étaient alors sur un radeau, en réalité la porte du théâtre coulé par les critiques aquatiques – que la pièce soit bonne ou non, il est clair qu’ils choisissent systématiquement de la faire couler et le théâtre avec – il ouvre cette porte, c’était l’idée, y trouve un escalier qu’ils descendent puis trouvent une autre porte et se retrouvent enfin… dans la gravure représentant un théâtre ! 

Tout le monde a trouvé ça formidable, y compris Goscinny, personne ne se doutant des angoisses que cela m’avait procuré ! En tous cas, il faut savoir que lorsqu’on réalise une histoire, on n’a pas le droit de tomber malade, en panne ou même de se faire écraser, mais une fois qu’on a mis le mot fin on peut faire ce que l’on veut.

13. Les chansons avec Dutronc

Dans le registre des expériences originales, c’est, je crois, peu de temps après que tu as réalisé deux livres disques avec Jacques Dutronc !?

Oui, c’était vers 1970 je pense. Comme je l’ai déjà dit, Pilote était à cette époque un véritable phénomène et tout le monde nous connaissait, nous étions presque des vedettes… Donc, Jacques Dutronc, qui était une grande star, était tombé amoureux du Petit Cirque et de mon travail en général et il avait demandé à son impresario de me téléphoner pour me demander d’écrire des chansons.

J’ai d’abord cru à une blague d’un copain avant de comprendre que c’était sérieux, mais, cela dit, je lui ai expliqué que je n’avais jamais écrit en vers et que je ne pensais pas être capable de le faire. Il a insisté, me disant que Dutronc, lui, était convaincu que je pouvais le faire. J’ai finalement été voir Jacques qui enregistrait le lendemain son nouveau disque chez Vogue rue d’Hauteville. 

J’aimais déjà beaucoup ce qu’il faisait tout comme son personnage que je trouvais très attachant. Je l’ai donc rencontré et, malgré le fait qu’il soit plutôt réservé, comme moi d’ailleurs, nous avons très vite sympathisé et j’ai accepté d’essayer.

Pendant trois jours j’ai travaillé la-dessus et j’ai réussi à écrire des paroles qui tenaient le coup sous la forme de poèmes. Ce n’était pas tout à fait ce qu’ils voulaient mais ils étaient quand même séduits, alors j’ai continué et petit à petit nous sommes devenus amis. 

Jusqu’au jour où Dutronc m’a téléphoné pour me proposer de faire des disques pour enfants contenant également des bandes dessinées. Comme je n’avais pas le temps de dessiner des nouvelles histoires, il m’a suggéré d’en reprendre des anciennes.

J’en ai choisi deux qui avaient été publiées dans Total Journal puis j’ai revus les textes et écrit les chansons. Comme c’était mon univers, et non pas celui des filles et des Chinois de Dutronc, j’étais parfaitement à l’aise pour travailler. 




Je lui amené les textes et il a été enchanté. A l’origine, il était prévu qu’on prenne des comédiens comme François Perier et Philippe Noiret pour dire le texte, mais, je ne sais plus qui a eu l’idée, on a suggéré que Jacques pouvait jouer tous les rôles.

Il n’était pas encore comédien à cette époque mais il a tout de suite été emballé et il l’a fait en changeant de voix pour chaque personnage. Le résultat était vraiment réussi.

14. Cythère, l’apprentie sorcière

En 1979, tu as publié dans Pif Gadget Cythère l’apprentie sorcière, pour quelle raison ?

Il me semble que les responsables de Pif m’avaient contacté pour me demander de travailler avec eux. J’avais d’abord refusé puis j’ai accepté à la condition de leur livrer une histoire de trois ou quatre pages mais seulement de temps en temps.

C’était une période où j’avais des problèmes familiaux et un réel besoin de changer un peu d’univers. Ils en ont fait un volume l’année suivante chez GP Rouge et Or mais la distribution s’est avérée désastreuse et il n’a pas marché.

J’ai d’ailleurs racheté les droits quelques temps plus tard parce que je voulais poursuivre la série. Ca ne s’est finalement pas fait et aujourd’hui je n’y tiens plus, je préfère reprendre Philémon.

Je ne peux pas faire deux choses en même temps, et la façon dont je travaille m’oblige à me concentrer sur une seule histoire.



15. Fred devient son propre éditeur

Pour quelle raison as-tu fait de l’auto édition avec Magic Palace Hôtel et Parade?

J’étais depuis longtemps déçu par la distribution de mes albums et je constatais que, mis à part les nouveautés, les commerciaux ne mettaient jamais en place, ou très mal, le fond d’un auteur, sauf pour les superstars bien entendu.

J’étais très ami avec Claire Bretécher, je le suis toujours d’ailleurs, qui venait de sortir les Frustrés en album à son propre compte. Ca a marché très fort tout de suite et Claire m’a conseillé de le faire aussi m’expliquant qu’elle pouvait me donner tous les contacts, de la fabrication à la diffusion.

J’ai trouvé l’idée intéressante et, comme je n’avais pas signé de contrat avec Dargaud pour Magic Palace Hôtel – il va d’ailleurs bientôt ressortir avec de nouvelles couleurs – et que je possédais les droits de plusieurs histoires courtes, je les ai réunies sous le titre Parade, je me suis lancé dans l’aventure. 

L’expérience a été décevante pour la bonne raison que je ne suis pas un gestionnaire. Si ça avait marché tout seul j’aurais pris quelqu’un pour s’en occuper, mais tout a été de travers, tout particulièrement à cause du diffuseur, BDiffusion, qui a fait faillite presque tout de suite !

Alors j’ai considéré que cette histoire avait été une mauvaise expérience, mais une mauvaise expérience qui m’a coûté très cher parce que j’ai eu derrière un contrôle fiscal.

Les gens croyaient que je roulais sur l’or alors que j’avais d’énormes problèmes d’argent, entre la pension alimentaire de ma femme et toutes les traites qui restaient à payer… Enfin, ma maison d’édition a fait faillite et moi c’était à deux doigts.




16. Le Journal de Jules Renard lu par Fred

Je me souviens du plaisir que tu as éprouvé en réalisant Le Journal de Jules Renard pour Le Matin de Paris.

Effectivement, j’avais envie de le faire depuis longtemps et l’oocasion s’est présentée lorsque Le Matin m’a contacté pour me demander de faire une page dans leur supplément littéraire. Le texte de Jules Renard correspondait tellement à mon esprit que j’aurais souhaité tout illustrer.

D’ailleurs, on a ensuite choisi de l’appeler Le Journal de Jules Renard lu par Fred, parce qu’il ne s’agit pas d’une interprétation. Pour éviter un long monologue, j’avais ajouté un corbeau qui n’était pas dans l’ouvrage, mais je l’avais intégré et mis en situation parfaitement dans l’esprit de Jules Renard, sans changer une virgule du texte original.

Flammarion a ensuite fait le bouquin et on le trouve aujourd’hui en édition de poche en quatre volumes.

17. Fred scénariste de films

À la fin des années quatre-vingt, tu a écris quarante scénarios pour des court-métrages réalisés par plusieurs réalisateurs prestigieux comme Daniel Vigne, Jacques Rouffio, Gérard Zingg et Pierre-Henri Salfati …

Oui, c’était à l’époque où Pilote & Charlie allait disparaître, ce qui devait bouleverser la notion d’édition : plus de prépublication et, donc, une publication directement en album.

J’ai croisé à cette période de transition un producteur, enfin plutôt un soi-disant producteur et même un escroc en réalité, qui souhaitait monter une quarantaine d’histoires de cinq minutes, chacune sur un thème, avec des comédiens et réalisé par plusieurs différents metteurs en scène.

C’était mal payé mais l’expérience me tentait et comme la bande dessinée était un peu en déconfiture, j’ai accepté d’écrire une première histoire, celle de la petite baleine rouge.

Un enfant gagne un poisson rouge dans une baraque de fête foraine et il entend derrière lui la voix d’un homme qui lui dit :
- Ca alors ! On en parlait beaucoup mais c’est la première fois que j’en voie une
Le petit garçon lui demande de quoi il parle et l’homme lui répond :
- C’est une baleine rouge ça ! Mais oui ! Je suis un ancien marin chasseur de baleine et on en parlait toujours, on croyait même que c’était une légende parce que personne n’en avait jamais vu.
Le dialogue se déroule comme ça durant quelques instants puis l’homme lui pose une nouvelle question :
- Mais qu’est-ce que tu vas en faire de ta baleine rouge ? La mettre dans un aquarium ? mais c’est impossible parce ça grandit très vite une baleine rouge !
Finalement ils se rendent au bord dela Seine et le petit garçon y jette la petite baleine rouge pour qu’elle gagne la mer…

J’ai écrit les quarante courts métrages et puis je me suis rendu compte au fur et à mesure que le producteur était en train de m’entuber sur les prix, sur l’exploitation qu’il allait en faire etc.

J’étais un peu dégoûté même si ça m’avait donné l’occasion de travailler avec d’excellents réalisateurs comme Jacques Rouffio et Daniel Vigne. Il y avait tout de même des gros moyens, ce qui nous a permis d’aller tourner dans le désert, enfin, quand je dis gros moyens pour tout sauf pour le scénario bien entendu… 

Chacun a fait cinq courts-métrages sur un thème, comme l'eau, la musique etc.

A l’issue de cette période qui a duré deux ans, je m’étais alors lié d’amitié avec plusieurs réalisateurs dont Gérard Zingg. Ce dernier, qui n’avait à ce moment pas de tournage en vue m’a proposé de travailler sur un projet de long-métrage, arguant qu’il connaissait beaucoup de monde dont Gérard Depardieu et des producteurs importants…

Comme cette idée arrivait dans la foulée des quarante courts-métrages qui m’avait permis de beaucoup me familiariser avec l’ écriture cinématographique – d’ailleurs L’Histoire du Corbac a bénéficié du coup de cette expérience – j’ai accepté d’essayer. 

J’ai commencé à écrire un scénario et puis je me suis pris au jeu, on se voyait souvent. Toute cette affaire me paraissait acquise, et travaillais en pleine confiance… je pense maintenant qu’il a peut-être vu une fois Depardieu, et encore ça devait être au cinéma.

Le travail de rédaction est devenu de plus en plus prenant et a prit près d’un an de travail… Bref, après deux années, à l’issue de tout ce boulot pendant lequel je n’ai pas dessiné, j’ai commencé à comprendre que j’étais en train de me faire avoir par le producteur, puis, j’ai également réalisé que le second personnage ne connaissait personne, que ça n’était ni vendu d’avance, ni rien du tout et d’ailleurs c’est resté dans mes cartons.

18. La déprime

Je crois que cette période a été particulièrement difficile pour toi ?!

Oui, Au moment où toutes ces déceptions tombaient les unes après les autres, j’ai eu un gros problème sentimental et j’ai complètement basculé au point d’être à deux doigts du suicide. J’étais en pleine dépression.

Un jour, je ne pouvais plus rester chez moi, comme tu peux le constater, il n’y a pas un bruit ici, être seul a quelque chose de mortel. Alors, comme j’étais mal, il m’arrivait souvent d’appeler Gérard, de jour comme de nuit – ce n’est qu’après que j’ai effectivement compris qu’il m’avait bluffé –puis il a compris que j’étais en train de décrocher. 

À cet instant, je cherchais le meilleur moyen de disparaître, d’ailleurs, quand je traversais les rues je ne faisais plus attention aux voitures. Il est clair que je déménageais de plus en plus, je ne dormais plus et la solitude me pesait au point que j’ai accepté une proposition qu’il m’avait faite d’aller voir un psy.

Je l’ai rencontré et on a longuement discuté – c’est pour ça que j’ai fait le Corbac aux Baskets – c’était un vieux beau, grand, mince qui se tenait très bien, un peu Gary Cooper mais en vieux, et j’en ai fait un tout petit bonhomme rabougri !

Je lui ai envoyé une invitation pour le lancement de l’album mais il n’est jamais venu, il a même pris sa retraite, bon, c’était peut-être pas à la suite de ça, mais c’était quand même un peu bizarre.


J’ai effectivement le souvenir d’avoir été te voir dans une clinique du 13e arrondissement à Paris qui, curieusement, a été détruite juste après…

Oui, je me rappelle bien sûr de ta visite. Je me souviens que quelques temps avant d’y entrer, alors que j’étais encore chez moi, j’avais pris quatre ou cinq médicaments qu’on m’avait donné… avec du whisky, je ne me rendais plus compte de ce qui fallait faire et le résultat avait été horrible, je croyais que ma tête allait éclater comme un œuf, il ne manquait que les mouillettes…

Le lendemain matin, j’ai pu enfin parler avec une infirmière qui m’a expliqué qu’il ne fallait prendre qu’un demi cachet et que je ne devais bien sûr pas boire d’alcool… Comprenant mon erreur, elle m’a traité de fou, ce à quoi j’ai évidemment répondu « bien sûr, c’est pour ça que je viens vous voir ! », il est bon de pouvoir en rire aujourd’hui.

Enfin, devant cette situation, d’autant plus que nous étions à la veille d’un week-end, Gérard m’a dit que je ne pouvais pas rester seul comme ça et m’a vivement conseillé de trouver une solution. 

J’ai alors accepté d’entrer dans une clinique. Je suis arrivé là-bas complètement dans le cirage pour tomber dans le système des piqûres et des perfusions, autrement je crois qu’on m’aurait retrouvé pendu.

Ça a été épouvantable, parce que là-bas j’ai vu des vrais cinglés, du style de ceux qui tapent sur les murs ou cassent les postes de télé, là c’était vraiment l’entonnoir !

L’ambiance dans ma chambre était vraiment spéciale, je buvais cinq litres d’eau par jour et je fumais cinq paquets de cigarettes, on y entrait à la machette… un drôle de régime !

D’abord, j’ai voulu voir à quoi ressemblaient mes voisins mais vu leur état, surtout une fille installée dans la pièce voisine qui balançait tout contre les murs, une fois ils se sont mis à cinq pour la ceinturer, j’ai vite décidé de rester dans ma chambre avant de me dire que je ne pouvais pas rester là sinon j’allais réellement devenir dingue. 

Mais, quand je leur ai dit que je voulais partir, les médecins m’ont expliqué que je ne pouvais pas, il ne me restait plus qu’à m’évader ! Ça a vraiment été une période dramatique qui a duré près d’un an, aussi, quand j’ai décidé de me remettre au travail, j’ai pensé faire autre chose que Philémon. 

J’en avais parlé un jour à Hélène Werlé qui était venue me voir à la clinique deux ou trois fois – il y en a eu aussi quelques autres comme Gourmelin, Moliterni et Verdin – j’en ai été très touché.

Je lui avais parlé de cette idée ou un type se réveille un matin en corbeau avec des baskets et va consulter un psychiatre et elle m’a encouragé dans ce projet.

Tout d’abord, je ne voyais pas cette histoire chez Dargaud mais j’en ai quand même parlé à Didier Christmann qui a, lui aussi, trouvé l’idée formidable, alors j’ai commencé. Puis, petit à petit, je me suis pris au jeu et c’est devenu complètement fou !

Je reprendrai d’ailleurs le Corbac bientôt, comme Philémon. Aujourd’hui, je croule sous les projets.


19. À l’heure de la dernière image

Et L’Histoire de la dernière Image ?


Quand je finissais La Dernière Image, j’ai eu des ennuis de santé, le cœur et d’autres choses, tous les deux mois il y avait un nouveau problème , ce qui m’a complètement dégoûté, toujours un peu excessif je me disais que tout ce travail n’en valait plus la peine si je n’étais pas sûr d’arriver à la fin.

Ces histoires de maladies m’ont à nouveau déprimées et j’ai failli brûler les trente-cinq premières pages, tout cela pour te dire à quel point j’en étais arrivé.

C’était vraiment la dernière image, mais le thème n’avait pas été choisi par hasard ! Comme je l’ai dit ici à plusieurs reprises, j’ai toujours vécu les choses à fond, dans La dernière image j’étais à la dernière image mais je ne sais même pas si je vais la voir la dernière image…

Finalement, je suis arrivé au terme de l’histoire et tout a commencé à aller mieux, j’étais aussi en meilleure santé.


20. Fredissimo et le projet

Tu sors un nouvel ouvrage chez Dargaud à l’occasion de cette fin d’année ?

Fred : Certaines des histoires de cet album, Fredissimo, ont été déjà publiées et d’autres inédites. Il y a des dessins d’humour, des extraits de Hum, Le Fond de l’air est frais, Ça va ça vient, Il n’y a plus de saisons, Parade, Le Manu Manu etc.



J’ai entendu dire qu’il s’agissait en substance d’une sélection du « meilleur » de Fred sur plus de 100 pages et avec une préface de Pierre Tchernia !

C’est tout ça et plus…

Quels sont tes projets à courts termes ?

La dernière image m’avait complètement épuisé et je n’avais plus du tout envie de travailler alors, du coup, j’ai pris une année sabbatique. Aujourd’hui, mon projet immédiat est de déménager.

Cet appartement est tellement retiré qu’il n’y a pas un repère alors que dès qu’on sort on entend les bruits de la vie. Ici, il n’y a même pas un oiseau, les pigeons chuchotent quand ils passent devant mes fenêtres… alors ça va comme ça !

Propos recueillis par Philippe Mellot, à Paris, chez Fred, le jeudi 2 novembre 2000


1 commentaire:

  1. Je ne connaissais pas cette interview de Fred, heureux de la lire ici par hasard. Un peu tard, un peu triste à lire aujourd'hui, mais très intéressant.

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