mardi 2 juillet 2013

«Franquin et les fanzines»

Christian Rosset sur le site du9.




Franquin, pour autant que j’ai pu le constater, était un homme drôle et charmant, mais plutôt rétif au «jeu» des questions/réponses. Il était, me semble-t-il, assez ouvert à l’idée de parler métier (comme en témoigne son livre d’entretiens avec Philippe Vandooren [1] ), mais peu enclin au dévoilement de soi. 

Même s’il a été proprement cuisiné au sujet de sa dépression légendaire, notamment par Numa Sadoul, il a toujours su préserver son intimité, la recouvrant de la plus grande part d’ombre possible. Ayant tenté (au printemps 1985) de le convaincre de se laisser enregistrer pour une émission des Nuits Magnétiques de France Culture, j’ai reçu de sa part un refus poli [2], accompagné d’une excuse (qui a fini par me parvenir par le truchement d’une attachée de presse un peu désolée) : fatigué, pas le cœur à ça. On en est resté là.

Bien qu’encore peu expérimenté, je n’avais pas insisté, sachant qu’on ne fait rien de bon si l’invité(e) se sent coincé par un dispositif — humain, mais aussi technique : Nagra avec perche et couple de micros — qui peut lui sembler inhibant ; sans oublier que l’entrevue se déroule dans un cadre de diffusion contraignant (imposant tacitement une «exigence de résultat» comme on dit dans les milieux que nous ne fréquentons pas). En radio où la parole est matière première (qui peut inciter à une forme d’écriture sonore par montage ; mais contrairement à sa retranscription sur papier, on ne peut la reformuler à l’envi), il faut avoir le temps et la possibilité de s’égarer. Autrement dit : se mettre en quête de quelque chose dont ne sait à peu près rien a priori. Si on connaît par avance le résultat, si on le plaque en tant que contenu sur une forme préexistante, l’enregistrement n’a plus le moindre intérêt, car on passe à côté de ce qu’est un véritable échange : une prise de risque partagée. Un bon entretien, où qu’il se déroule et quelle que soit sa destination finale, devrait être en quête de failles, de fêlures, d’accidents. Comme si seule l’attente de l’inattendu avait le pouvoir d’animer, d’entretenir, une forme de tension parfois jouissive au lien fragile et éphémère qui s’établit entre questionneur et questionné. Et c’est précisément cela que l’on espère : le pur plaisir du surgissement de la parole, via le silence qui la rend audible. La voix doit donc se trouver un ton, ne pas craindre de divaguer, au lieu de remplir mécaniquement l’espace sonore par une suite d’énoncés routiniers. En radio, comme ailleurs, ceux et celles qu’on nomme les bons clients sont une vraie plaie. Franquin n’était pas vraiment un bon client, ni même un client tout court : il était un artiste inquiet, doté d’un talent inouï, qu’il ne fallait pas prendre pour «quelqu’un d’autre», même si, comme Rimbaud l’a légendairement énoncé, «je est un autre» (ce qui signifie concrètement que le «je» «créateur» dont on désire tirer quelques éclaircissements ne coïncide pas nécessairement avec le «sujet» que l’on a convié à cet exercice singulier qu’est l’entretien).



Enregistrer, avec une machine ou à la main (prendre des notes au vol), c’est mémoriser, donc fixer les sons. Cette fixité, infiniment reproductible, peut s’avérer inquiétante pour qui oscille entre la tentation de paraître et celle de disparaître. C’est bien là, la difficulté de faire parler qui que ce soit. Alors que le capteur (preneur de son, «reporter») est paré de tous les signes qui lui donne l’apparence d’un inquisiteur, il lui faut se montrer le plus discret possible, donc gagner en invisibilité au fur et à mesure de la montée de l’écoute et de tous les sens. Il doit proprement disparaître pour faire apparaître l’autre, véritable sujet de son travail (sujet vivant, en liberté, voire imprévisible), en fixer certains traits, ceux du moment, sans le figer.

Toute entrevue pouvant dégénérer en interrogatoire, Franquin se méfiait avec raison du flic, même au nez court, sinon creux, ou du juge, dissimulé sous le masque plus ou moins rassurant de l’intervieweur aimable et souriant. Mais en était-il de même pour lui des fans ? Ces encore adolescents (ou éternels ados) pour qui le mot entretien a d’abord trait au principe d’entretenir la flamme, et moins bien outillés (appareils à cassette rudimentaires, ces années-là, presque des jouets) ? Apparemment non. Ou, disons plutôt : pas toujours (car combien de refus pour combien d’acceptations ? Nul ne le sait). Franquin et les fanzines, recueil d’entretiens avec la presse souterraine (enregistrés et décryptés, notés sur le vif ou réalisés par échange de courrier) entre le créateur de Gaston et du Marsupilami et un certain nombre de jeunes gens (tous de sexe masculin) entre 1971 et 1993 ne fait pas loin de 500 pages bien remplies. Et même s’il y a des dessins et des présentations — remarquablement réalisées, soit dit en passant : très beau travail de l’éditeur José-Louis Bocquet et de l’«intervieweuse des intervieweurs», Elisa Renouil –, cela en fait des mots, des phrases, des récits… Donc des heures et des heures de paroles échangées, entrecoupées de rires plus ou moins étranglés (parfois retranscrits en imitation du cri strident, hystérique, de la mouette de Gaston — avec surenchère du côté de certains fanzines tel Copyright) et de silences inquiets (du moins, on l’imagine, car ils sont plus difficiles à faire passer sur le papier). Franquin aura finalement beaucoup parlé à ses lecteurs, même si sa parole peut apparaître du même ordre que ses dédicaces (un impôt payé de bonne grâce). À travers l’accumulation de ces tributs dédiés aux fans, il se sera inévitablement beaucoup répété ; mais il aura plus d’une fois, au cours de ces deux décennies de rencontres plus ou moins improvisées, cherché les moyens de transformer cet acte un peu morbide qu’est la pure répétition, en variant la formulation de son «prêt à dire», quitte parfois à se contredire (ce qui est en général bon signe).


Au fond, c’est un peu comme pour les gags de Gaston : une suite de variations au sens quasi-musical sur plusieurs thèmes entrecroisés. De 1970, date de la première réponse à la première question reproduite dans ce volumineux recueil : «Comment êtes-vous venu à la bande dessinée ? Un peu malgré moi», à 1993, date de la dernière, qui sonne presque comme un «l’ultime soupir» d’un amuseur épuisé : «Pour terminer, on pourrait dire qu’il est important de faire rire, surtout dans les moments pénibles. C’est dérisoire, mais je crois que c’est vrai», Franquin aura accumulé, plus ou moins volontairement, ce qui, de malgré moi en dérisoire, lui a permis de dire le vrai, tout en prenant une aussi grande distance que possible avec l’expression — toujours pontifiante — de la vanité de «l’artiste» (cet artiste qu’il est devenu, un peu malgré lui).

Autre exemple, cette mise au point énervée apposée en conclusion d’une suite de 25 questions envoyées par courrier (donc écrites) par le fanzine Esquisses : «Votre questionnaire est diabolique. J’essaie d’y répondre honnêtement et je me retrouve philosophant complaisamment sur mes p’tits Miquets ! Moi qui entre dans des rages folles quand j’entends un auteur de roman par exemple raconter sa vie et décrire ses intentions,états d’âme avec toutes les nuances… On est tous les mêmes c… Oh pardon !». On notera au passage cet échange avec Sylvain Insergueix [3] à propos de ce même questionnaire : «J’en ai vu trente-six chandelles, cela m’a pris une journée entière de transpiration épouvantable ! Qu’est-ce que j’ai fait comme littérature !» [4]

Quoi qu’il en soit, qu’il dessine ou qu’il parle de son dessin, il s’agit pour lui, comme pour tout «créateur» (ce mot sans doute encore plus difficile à porter pour lui qu’«artiste»), d’aller au bout de son monde. Donc de continuer, coûte que coûte, à mettre en place personnages, lieux et objets qui le composent. À l’architecturer, le réviser, le transformer, tout en restant fidèle à lui-même. Il est — il doit être, il sera jusqu’à son dernier soupir — celui qui fait mouche à chaque fois (s’il n’y arrive pas, il doit s’enfermer dans le silence et cesser de produire). Franquin a su surprendre tout en répondant à la demande excessive de ses lecteurs (qui tient pourtant en un seul mot : encore !). Il leur a donné ce qu’ils attendaient, tout en contrariant subtilement leur espoir naïf de la répétition infinie du même. Son génie (qu’il partage notamment, si l’on songe à ceux de sa génération, avec Raymond Macherot) est de nous avoir fait sentir le fait qu’un dessinateur vieillit, même si ses personnages ne peuvent le suivre sur ce plan. Et on l’a senti, souvent avec plaisir, mais parfois douloureusement, dans son trait ; dans ce qui l’aura altéré, changé, transformé, lui donnant un surcroît de nervosité, donc de vitalité, quoique débordante d’humeur mélancolique (cependant salvatrice, car incitant à la lutte), comme s’il devait, case après case, ferrailler avec la mort. C’est pourquoi il aura abandonné Spirou et Fantasio, ces héros certes dynamiques, mais bien artificiels et avant tout propriété de l’éditeur, ce mauvais père qui emploie son autorité à empêcher ses enfants de grandir, donc de passer à l’acte, sexuellement, politiquement. Alors que Gaston, dont il a longtemps espéré pouvoir dessiner le millième gag, pouvait transgresser certaines choses, même s’il s’est sans cesse heurté aux limites du convenu (avec quelques failles bienvenues du côté de l’autocensure, notamment en fin de parcours). Et les Idées noires sont l’écho des pulsions, pour une fois non contenues, de l’auteur, en nécessité absolue de pulvériser ce corset terrifiant de la bande dessinée franco-belge de sa génération, toujours édifiante, toujours réactionnaire, toujours en attente angoissée du jugement du père-éditeur, mi-ecclésiastique, mi-banquier, dix ans d’âge mental et les poches cousues d’or.


On pourrait, feuilletant en tous sens cet ouvrage qui n’a aucune raison d’être lu de manière linéaire, accumuler les citations (car il y a de vraies perles). On se contentera de noter à quel point il est la traduction concrète d’un renversement qui s’est opéré à l’orée des années 70 (donc au lendemain de mai 68) : d’un silence plus ou moins contraint à d’incessantes prises de parole, les auteurs favoris des jeunes lecteurs — Franquin était alors au plus haut de cette hiérarchie — ont pu délier leur langue et tenter d’exprimer l’inexprimable, à commencer par leur souffrance à travailler pour ce qu’ils ne pouvaient plus vraiment retrouver à volonté, malgré leur génie : l’enfance [5].

Franquin et les fanzines, en quelques mots, c’est l’histoire d’un très grand auteur, plutôt réservé, voire timide, en quête de liberté, mais fortement inhibé, qui ne voulait pas parler, en tout cas pas de lui, mais qui a su trouver de bonnes réponses — ou, si on préfère, de bonnes répliques (parfois quasi-théâtrales, et même sismiques) — à ce désir, vif et inextinguible, qu’ont eu ses fans de le mettre sur le grill ; à ce besoin de faire de ses dessins un dire et de ses dires une extension de ses dessins, tissant entre ces deux pratiques une histoire, lacunaire, déceptive, mais finalement passionnante, dont ce livre indispensable rend compte avec fidélité, à la virgule près.

Et pour conclure, tout en laissant les choses ouvertes, je voudrais juste noter que ce livre a un double «sujet» : Franquin, en premier lieu, bien entendu ; mais aussi les fanzines, et donc ceux qui les animaient ces années-là, dont certains sont loin d’avoir été perdus de vue. Ce portrait d’un auteur, paru à l’occasion des 75 ans de qui n’est pas sa créature, est donc un autoportrait collectif, presque une autocélébration du fanzinat en tant que mode d’exploration d’un désir partagé. Le lire en ce sens est sans doute plus profitable que d’y rechercher une résolution quelconque d’un insaisissable «mystère Franquin».

Notes

[1] Comment on devient créateur de bandes dessinées : Franquin et Gillain répondent aux questions de Philippe Vandooren, collection Réussir, Marabout, 1969 (réédition, ed Niffle, 2001).
[2] L’émission, intitulée Bande dessinée promenade 2, a été diffusée le 25 juin 1985. Jean-Claude Forest en a été l’invité principal.
[3] De l’excellent et mémorable fanzine Falatoff.
[4] Notons au passage que cet entretien par écrit avec le fanzine Esquisses ne tient que sur à peine plus de trois pages, c’est un des plus courts de ce recueil.
[5] «Le génie, c’est l’enfance retrouvée à volonté» (Baudelaire).

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