dimanche 3 février 2013

Red Ketchup dans Libération

Émile Rabaté dans Libération.


Fils d’immigrés polonais, Steve Kecziupelski naît dans la banlieue de Détroit (Michigan) au début des années 50. Son albinisme partiel lui vaut le mépris de son père, une brute ivrogne dont l’unique projet est de faire de son rejeton un homme, un vrai. Chaque soir, Steve, surnommé «Red» à cause de ses cheveux roux, apprend à ignorer la peur : il doit faire face jusqu’au dernier moment à un train qui lui fonce dessus, recevant une volée de torgnoles paternelles s’il s’en écarte trop tôt. Un jour, l’enseignement porte ses fruits et le vieux meurt quelque temps plus tard écrasé par un train dans des circonstances non élucidées.
A 16 ans, Red s’engage dans l’armée pour combattre au Vietnam, commet un massacre de civils qui lui vaut d’être décoré et rapatrié fissa, puis devient flic de choc dans sa ville natale, où ses méthodes peu orthodoxes attirent l’attention des services secrets américains. La nouvelle recrue fait du zèle et un maximum de dégâts. Son patron a beau l’envoyer en mission au fond de l’Antarctique pour limiter la casse, Red débusque sur la banquise un robot-espion soviétique déguisé en pingouin. Le genre de miracle dont lui seul a le secret, avec boucherie d’une colonie de volatiles à la clé. Mode opératoire : mitraillette et grenades au napalm, «comme à Quang Minh». Nul ne se met impunément en travers du chemin de cet agent fou du FBI. Surtout pas les pingouins.
Gorille. Plus de trente ans après sa création, le grand roux au teint pâle est toujours prêt à en découdre. Pourtant sa geste aurait pu ne jamais voir le jour. C’est en 1981 que la gueule renfrognée de Red Ketchup apparaît pour la première fois dans «les Aventures de Michel Risque», une série loufoque qui marque le début de la collaboration entre Réal Godbout et Pierre Fournier, respectivement dessinateur et scénariste québécois. A l’origine, explique Pierre Fournier dans la préface de Michel Risque en vacances, l’agent américain ne devait être«rien de plus» qu’un personnage secondaire dans l’équipée de Michel Risque en Colombie : «On avait besoin d’un "narc", d’un agent du FBI incorruptible, indestructible, fasciste sur les bords et fêlé en profondeur. Je crois qu’on l’a jamais avoué jusqu’à maintenant, mais le look de Red Ketchup, ce profil rigoureux, probe et chiant, s’inspire de l’acteur Jack Lord, l’insupportable superflic de la série Hawaï Police d’Etat
Le succès du personnage est immédiat. Les auteurs reçoivent des courriers réclamant plus de Ketchup, et se laissent prendre au jeu. L’agent américain figure dans les deux albums suivants des «Aventures de Michel Risque», s’imposant peu à peu comme un personnage de premier plan dont la brutalité naturelle finit par prendre le pas sur la mollesse du héros original, abandonné par ses créateurs peu de temps après. A la décharge de Risque, rares sont ceux capables de rivaliser avec un gorille comme Red. Seule Olga Dynamo, la redoutable directrice du projet «Kamarade Ultra», ose lui tenir tête. A la manière d’un Buster Keaton sous stéroïdes, Red est habité par une irrépressible force centrifuge. Bondissant de case en case à un rythme effréné, il jette, détruit, transperce, brûle, tue et écrase toute chose vivante ou inanimée ayant le malheur de se trouver sur son passage.
Sang. Réal Godbout, pour qui les aventures de Red Ketchup sont «la série centrale de [s]a carrière», adapte son trait en conséquence. Les détails superflus, dont les dessins de Michel Risque faisaient déjà peu état, passent à l’as. Construite sur aucun patron fixe, chaque page invente sa grammaire de l’efficacité, à laquelle contribue l’introduction de la couleur. La palette, constituée de tons clairs, sert à accentuer l’impact visuel et dramatique de certaines cases, dont le fond se mue brusquement en un aplat jaune poussin ou rouge sang. Le tout donne un cocktail explosif, semblable au mélange de kérosène, d’antigel et d’aspirine qui coule dans les veines du plus givré des héros québécois.
Inconnu en France, sauf par de rares initiés, Red Ketchup a marqué une génération de lecteurs outre-Atlantique. Figures phares du «printemps de la BDQ» dans les années 70, ses auteurs font partie du panthéon culturel canadien. Mais les réseaux de distribution sont tels qu’il était jusqu’à présent quasiment impossible de mettre la main sur leurs albums dans l’Hexagone… sauf au rez-de-jardin de la Bibliothèque nationale de France, à Paris. Après cette intégrale Red Ketchup, les éditions la Pastèque, québecoises et distribuées en France, s’attaqueront cette année à la totale Michel Risque.


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