En mai 2014, David Revoy (auteur français de son état) publie sur son site le premier épisode de son webcomic, Pepper & Carrot.
Cet épisode, ainsi que les 17 autres parus à ce jour, est réalisé uniquement à l’aide de logiciels libres, et proposé gratuitement sous licence « Creative Commons Attribution » (aussi appelée, pour aller vite, « CC-BY »).
La seule rémunération de l’auteur pour cette oeuvre provient du mécénat, par le biais des sites Patreon (pour les utilisateurs de dollars) et Tippee (pour ceux qui sont en euros).
Fin août 2016, Glénat publie le premier tome de Pepper & Carrot, album cartonné commercialisé au prix de 9,99€ et qui regroupe les 11 premiers chapitres de la série.
Le premier tirage est annoncé à 10 000 exemplaires, et si (du fait de la licence choisie) David Revoy ne percevra pas un centime sur ces ventes, Glénat est devenu mécène de la série à hauteur de $350 par chapitre.
Ou, comme le résume efficacement le catalogue en ligne de l’éditeur :
« Avec Pepper et Carrot, David Revoy a développé à l’origine un webcomic libre, gratuit et open-source, financé directement par ses lecteurs sur le principe du mécénat. Avec Glénat, ce projet original parait pour la première fois en livre, initiant une série d’albums au prix très attractif : 80 pages de BD pour moins de 10 euros ! »Face à cette situation pour le moins inédite, les réactions sont aussi diverses qu’enflammées.
Il y a tout d’abord les enthousiastes — au nombre desquels David Revoy lui-même (qui y voit rien moins qu’« une première étape vers la transformation de l’industrie de la bande dessinée ») et Calimaq (pour qui cela constitue « un événement intéressant, qui montre comment la Culture Libre et l’industrie culturelle mainstream peuvent arriver à entrer en synergie, avec des bénéfices mutuels à la clé »).
J’avoue être un peu dubitatif : après tout, la mode des « blogs BD » avait vu les éditeurs venir trouver sur Internet des œuvres déjà constituées afin de les publier, l’auteur percevant alors un pourcentage des ventes.
Si la grande avancée se limite à reproduire ce schéma mais à ne plus payer les auteurs, je ne suis pas certain qu’elle rencontre une adoption massive dans l’industrie — si ce n’est du côté des éditeurs[2].
Il y a ensuite les indifférents, qui estiment que finalement, chacun est libre de faire ce qui lui plait. Après tout, rien de plus normal : l’auteur autorise, l’éditeur édite, et qui sommes-nous pour décréter que le choix de David Revoy de ne pas être rémunéré pour l’édition papier est une erreur ?
Il y a ensuite les indifférents, qui estiment que finalement, chacun est libre de faire ce qui lui plait. Après tout, rien de plus normal : l’auteur autorise, l’éditeur édite, et qui sommes-nous pour décréter que le choix de David Revoy de ne pas être rémunéré pour l’édition papier est une erreur ?
L’ensemble de sa démarche semble mûrement pesée, et il ne fait aucun doute qu’il sait parfaitement ce qu’impliquent les licences Creative Commons.
Et par conséquent, impossible de venir contester ce que fait Glénat, puisque c’est autorisé — et même encouragé : David Revoy explique ainsi comment il a été ravi d’être impliqué dans la réalisation de l’album, et que la perspective de pouvoir toucher plus de lecteurs avec son oeuvre le satisfait pleinement.
La contribution volontaire de Glénat au mécénat de l’auteur apparaît même comme un joli geste, que rien ne contraignait — Calimaq n’hésitant pas à écrire : « Je ne peux donc que vous encourager à acheter cette BD en version imprimée pour conforter l’éditeur Glénat dans sa démarche et soutenir ce type de comportement éthique. »
À l’inverse, les indignés n’y voient qu’une nouvelle illustration de l’exploitation des auteurs par les éditeurs, et ce, quelques mois à peine après la révélation des premiers résultats de l’enquête réalisée par les États Généraux de la Bande Dessinée, qui faisait le bilan d’une paupérisation inquiétante de la profession.
Boulet a ainsi beaucoup réagi (voir plus bas) dans les commentaires à l’article de Calimaq, et le Snac BD s’est fendu d’une publication sur sa page Facebook :
« …350 € par mois.
c’est la somme versée à un auteur par les éditions Glénat, éditeur BD mastodonte, et qui va exploiter un ouvrage sous créative commons dont il retirera seul les bénéfices commerciaux…
Certes le versement est facultatif, le procédé légal, et la démarche soutenue par l’auteur. Cependant il est évident que cette initiative des éditions Glénat, dans ce contexte de paupérisation généralisée des auteurs envoie un signal pour le moins inquiétant.
Quant à l’éthique, elle semblerait ici, au mieux… absente. »
L'article complet de Xavier Guilbert ici.
Le commentaire complet de Boulet à l'article de Calimaq:
Voilà ce que j’ai écrit à l’auteur en question en juillet (et qui corrige l’énormité dite dans l’article concernant le mécénat qui serait « supérieur à ce qu’il aurait touché en avances « normales » »):
« Je suis un peu perplexe, j’essaie de comprendre en quoi c’est une bonne nouvelle pour toi en tant qu’auteur…
Un tirage à 10 000 pour un premier album, c’est énorme. En contrat classique d’édition tu aurais pu le négocier facile à 15 000€ d’avance. Puis 8 à 10% de droits sur les ventes qui auraient été pour toi une fois l’avance remboursée.
Là on me souffle que Glénat participe à l’album à hauteur de 350$ par épisode, ce qui correspond donc à un « fixe » (somme forfaitaire) de 3 850$, soit moins de 3 500€ pour l’album entier.
Donc, ce que tu dis c’est que Glénat va gagner la part éditeur -15%- sur ton travail, plus la part auteur 8% puisque tu ne la prends pas, soit 23% sur l’ensemble de l’album (qui est du coup un peu moins cher, d’accord.)
Voyons… 23% sur 10 000 albums à 10€, 23% de 100 000€= Glénat va donc gagner en théorie 23 000€ sur ton travail (et beaucoup plus en cas de retirage) quand toi tu auras gagné 3 500€ (et rien de plus s’il se vend à 30 000, 50 000, 100 000, un million).
Je trouve la démarche de la gratuité très belle, et je suis toujours heureux quand quelqu’un arrive à contourner le système (comme Laurel avec son Ulule et Maliki avec Tipee) mais là encore une fois, je suis TRÈS confus sur le côté « je ne vais rien gagner, tout en enrichissant un des plus gros éditeurs d’Europe ».
J’aimerais que tu m’expliques un peu davantage ta vision des choses, si possible. Je ne demande qu’à être convaincu du bien-fondé de cette démarche :) »
Je précise que l’auteur m’a très gentiment répondu et que je respecte sa démarche et son idéalisme. Il a l’air sympa et talentueux. Mais je ne crois pas une seconde que ce soit une alternative viable au droit d’auteur.
Déjà parce qu’il faisait sa BD comme un à côté de son « vrai travail », donc que fait-on des gens qui n’ont pas de « vrai travail » à côté? Le principe de l’avance sur droits où on présente un projet et on a de l’argent pour le réaliser permet aux auteurs de se professionnaliser, de ne faire que ça!
Là en gros on dit aux jeunes (et aux autres): bossez au McDo et la nuit faites en plus des BD, et peut-être, PEUT-ÊTRE qu’on vous publiera.
En plus les avances n’étant remboursables QUE sous forme de droits d’auteur (Oui, même si tu n’en vends que deux à ta mère en tout et pour tout, l’éditeur ne peux pas te réclamer de rendre l’avance sous une autre forme), le risque éditorial était partagé: l’éditeur engageait sa responsabilité, son jugement sur la publication d’un album.
Là il se baisse et ramasse ce qui marche déjà. ET SANS PAYER.
Comme le dit l’article, pour le coup, l’éditeur devient mécène. Il a le choix ou non de donner trois francs six sous à l’auteur. L’auteur est donc suspendu au bon vouloir… d’un éditeur qui s’enrichit sur son travail?
Et on est censé le trouver sympa de donner moins d’un quart de ce qu’il paierait d’habitude « parce qu’il n’est pas obligé »? Mais quel modèle sympathique!
Oh et le lecteur, autre gentil mécène? Ah bah il paie deux fois. Une fois pour lire en ligne, et une fois pour lire le livre. Sachant que la deuxième fois, pas un centime ne va à l’auteur.
Personnellement je suis pour un système qui rappelle aux éditeurs que les auteurs ne sont pas des employés, et encore moins des bénévoles qu’on entretient par caprice.
Ce sont des PARTENAIRES, ils sont le pilier central de cet industrie culturelle et méritent un traitement décent et respectueux de leur travail.
Cet auteur s’en sort très bien, et tant mieux pour lui, vraiment. Mais celui qui s’en sort le mieux reste l’éditeur.
À mon avis ils doivent crever de rire chez Glénat.
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