mercredi 16 octobre 2024

Caricaturistes de presse : une espèce en danger d’extinction?

Nouemsi Njiké sur le site d'ICI Nouveau-Brunswick.


Compte tenu de la raréfaction grandissante des postes de dessinateur de presse au Canada, le congédiement du caricaturiste primé, Michael de Adder, par le journal d'Halifax, The Chronicle Herald, est le signe, pour certains, que les jours les plus prometteurs de cette profession sont peut-être désormais derrière elle.

Après près de trois décennies au service de ce journal, le caricaturiste originaire de Moncton au Nouveau-Brunswick a été remercié la semaine dernière. 

Le quotidien a récemment été racheté par Postmedia.

Michael de Adder a publié des caricatures dans plusieurs journaux et périodiques d'un bout à l'autre du pays, incluant le Toronto Star, le National Post et le magazine Maclean's

Il a également contribué au quotidien américain The Washington Post entre 2021 et 2024.

Il n'en est pas à son premier congédiement ; son travail a déjà suscité la polémique dans le passé.


Cela dit, si ce dernier renvoi s’explique, en partie, selon le caricaturiste, par les enjeux économiques auxquels font face certains des actuels propriétaires des organes de presse, il pose aussi la question de la place de la satire politique au sein des journaux qui y semblent de plus en plus allergiques.

«Lorsque les journaux étaient au sommet, ils voulaient un peu secouer la cage. De nos jours, ils ne veulent absolument pas secouer la cage», explique-t-il.

Pour Michael de Adder, les organes de presse sont devenus extrêmement frileux. 

Ils craignent les controverses que peut provoquer le travail des caricaturistes et refusent désormais de prendre des risques.

«Les journaux surréagissent à tout commentaire négatif ou toute correspondance négative qui leur est adressée. 

Par le passé, les journaux aimaient recevoir des opinions divergentes. Ce n’est désormais plus le cas», indique-t-il.


La démocratie en question ?

Le caricaturiste s’inquiète des conséquences de la diminution croissante de l’espace consacré au dessin de presse et s’interroge sur le futur du modèle démocratique occidental.

«Je pense que c’est un gros problème pour la démocratie. 

La démocratie existe grâce à la presse imprimée, grâce aux journaux [les choses vont ainsi] et non pas dans le sens inverse», explique-t-il.

La restriction de cet espace est désormais telle que certains caricaturistes se censurent pour éviter des polémiques, selon Michael de Adder, qui refuse de le faire, même s’il admet qu’il a dû adapter son travail au fil du temps.

«En ce moment, je fais quelque chose que je ne faisais pas par le passé. 

Je dessine des croquis de dessin et je laisse [les journaux] choisir. Mais je refuse de me censurer», explique-t-il.

Le caricaturiste Guy Badeaux travaille pour le quotidien Le Droit depuis plus de quatre décennies. 

Il est également le vice-président et le trésorier de l’Association des caricaturistes canadiens.

La question de l'autocensure se pose, en effet, de plus en plus chez les caricaturistes, selon lui. 

Il admet qu’elle se pose dans son propre travail, notamment, en ce moment, avec des sujets de l’actualité particulièrement «radioactifs».

«Moi, je n’ai aucun dessin qui a été publié sur la question du conflit en Palestine. 

On marche sur des œufs, puis nos patrons préfèrent ne pas en parler», explique-t-il.
« Si ce n’est pas un côté qui est offusqué, ça va être l’autre. C’est très délicat. »
Pour Guy Badeaux, le dessin de presse a le défaut de ne pas toujours laisser suffisamment d’espace pour le traitement concomitant et intégral des sujets d'actualité.

«Je peux faire les deux côtés de la médaille, mais je ne peux pas le faire le même jour. 

Donc un jour je vais critiquer un côté, le lendemain, l'autre. 

Mais le lecteur qui ne me suit pas tout le temps va présumer que c'est ma position de la veille qui est la bonne, celle du lendemain, il ne l'a pas vue», explique-t-il.
« C'est plus facile en éditorial de faire le pour et le contre. En un dessin, c'est une réaction immédiate. C'est le problème de notre métier. »
Comme Michael de Adder, Guy Badeaux pense que les journaux sont devenus plus frileux.

«Les journaux ne veulent pas déplaire à leurs lecteurs. [...] En tout cas, c'est plus facile de mener un journal si on n’offusque personne», précise-t-il.


Le lent effritement de la perspective locale

La frilosité en question, Marie-Linda Lord, professeure de journalisme à la retraite, l’explique, notamment, par les enjeux économiques auxquels les organes de presse sont confrontés.

«Les médias traditionnels ont beaucoup de problèmes [...] de grands défis au niveau du lectorat, de l'auditoire, des revenus publicitaires. 

Donc, de mauvaises controverses qui donnent de la mauvaise publicité peuvent nuire encore plus à leur situation difficile», explique-t-elle.
« Souvent, les médias traditionnels ou la presse écrite sont de propriété privée. Donc c'est sûr que l'argent est important, il faut qu'il y ait des revenus. Et ça, je pense que c'est le nerf de la guerre. »
Marie-Linda Lord déplore aussi la disparition d’une perspective locale, comme ça pourrait être le cas avec le licenciement de Michael de Adder.

«Le journal n'aura peut-être plus de caricature sur ce qui se passe localement dans la région, d'Halifax ou de la province de Nouvelle-Écosse, et c'est devenu un grand souci depuis un an et demi, deux ans, au Canada», explique-t-elle.
« Est-ce qu'on va les remplacer, les caricatures dans le Chronicle Herald avec des caricatures nationales, Postmedia étant le plus grand organe de presse au Canada actuellement ? »
Mme Lord se félicite néanmoins de l'existence de l'Initiative de journalisme local qui tente de pallier les pertes en information locale.

Pour Guy Badeaux, l'effritement de la perspective locale est réel et d’ores et déjà prégnant au sein de la profession.

«Pour survivre, on est obligé de faire des sujets nationaux dans l'espoir que le dessin soit repris à Winnipeg et soit repris à Vancouver. 

C'est seulement l'arène politique fédérale qui est visée dans ce cas-là.»
« Ce n’est pas payant de publier un dessin s’il y a seulement qu'une province qui va l’acheter. »

Une espèce en danger d'extinction ?

Au-delà de la perte d’une perspective locale, c’est la caricature dans son ensemble qui est désormais en perte de vitesse, selon Guy Badeaux.

«Je faisais une compilation annuelle de tous les dessinateurs au Canada. [...] Au début, j'avais 50 dessinateurs. J'aurais beaucoup de difficultés à en trouver une quinzaine aujourd'hui», indique-t-il.

Certains journaux continuent, néanmoins, à ouvrir leur colonne au dessin de presse. 

C’est le cas de l’Acadie Nouvelle.

S’il est vrai que le journal a été au centre d’une polémique il y a deux ans en raison d’une caricature, il n’est pas question, à court ou à moyen terme, de cesser d’en proposer aux lecteurs.

«Ce n’est pas une préoccupation à l’Acadie Nouvelle

Pour le moment, il y a toujours une caricature publiée dans le journal, ça ne fait pas partie des discussions à savoir si à un moment où l’autre, ça disparaîtra», explique Francis Sonier, l’éditeur et directeur général du journal.

Guy Badeaux n'est pas certain, en ce qui le concerne, qu'il encouragerait aujourd'hui un jeune à se lancer dans la profession.

«Je veux décourager personne; il ne faut décourager personne. Mais bon, c'est très difficile. 

Même à mon époque c'était difficile, donc c'est encore pire aujourd'hui», conclut-il.

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