La Pastèque célèbre ces jours-ci son 15e anniversaire avec rien de moins qu’une exposition gratuite au Musée des beaux-arts de Montréal qui sera présentée jusqu’au 30 mars 2014. De quoi célébrer! À l’heure où le domaine de l’édition traverse une profonde remise en question, il fait bon de voir un projet un peu fou multiplier les bons coups! Quinze ans d’édition, c’est déjà quelque chose dans un monde où on ne cesse de crier la mort du papier sur tous les toits.
C’est en travaillant comme libraires à La Mouette rieuse, une boutique rue Saint-Denis spécialisée dans le 9e art qui allait fermer ses portes en 1999, que Frédéric Gauthier et Martin Brault se rencontrent à la fin des années 1990. Passionnés, ils conseillent les acheteurs, commandent tout ce qui se fait d’avant-gardiste dans le domaine et, surtout, plantent dans leurs cerveaux la graine d’un projet qui allait germer: fonder au Québec une maison d’édition spécialisée en BD, à l’instar de l’Association en France, entre autres exemples.
La fin du magazine CROC, en 1995, avait laissé une sorte de vide dans l’univers de la BD québécoise, qui survivait alors au gré d’initiatives underground. «Il y avait des fidèles qui publiaient et lisaient des fanzines, raconte Frédéric Gauthier, mais peu d’autres options. On ressentait comme une certaine fatigue. Nous nous sommes lancés un peu aveuglément, avec l’intention de secouer le milieu de l’édition pour régénérer le dynamisme des créateurs.»
Les deux compères se mettent alors à rédiger un plan d’affaires avec le plus grand sérieux. Se lancer tête première, certes, mais pas n’importe comment! Première mission: publier un collectif, à l’image d’une revue, un peu comme le faisait l’Association avec Lapin depuis 1992. C’est ainsi que naît en 1998 le premier exemplaire de Spoutnik «la revue de bande dessinée» de La Pastèque. C’est en quelque sorte la fondation officielle. On y retrouve notamment Guy Delisle, Brian Biggs et Jimmy Beaulieu (qui fondera plus tard Mécanique générale). Mille exemplaires seront imprimés et écoulés.
Paul à La Pastèque
C’est lors du lancement de cette première publication que se pointe un illustrateur alors presque inconnu du grand public… Michel Rabagliati qui leur parle d’un projet: «J’avais terminé Paul à la campagne, juste pour mes chums et ma famille. Je faisais ça en dilettante, pour le fun. J’en avais fait 12 exemplaires photocopiés, reliés avec des boudins. Je leur ai demandé si ça leur tentait de sortir ça. Ils ont trippé, ils étaient prêts à la sortir tout de suite. Comme c’était un peu court, j’ai voulu ajouter une autre histoire pour faire un album plus complet. Ils en ont finalement imprimé 500 exemplaires.»
La suite de l’histoire est connue. L’album remporte le Bédélys Québec et un Harvey Award aux États-Unis dans la catégorie Best New Talent. Fort de ces résultats, Rabagliati entreprend de continuer de raconter les histoires de Paul, ne travaillant à ce projet que le vendredi, «comme on fait du tricot, sans pression». Paul a un travail d’été sortira en 2002, confirmant un succès d’estime. Le public et les médias s’emballent peu à peu et Rabagliati deviendra au fil des parutions la locomotive de la jeune maison d’édition. Pour se donner une idée, un album de Paul engage désormais un tirage de 25 000 copies et de multiples traductions dans le monde entier!
«On ne s’en rend pas compte, mais c’est toute une histoire, raconte l’auteur. Elle se passe en ce moment, et on ne la voit pas, mais c’est toute une aventure. Au début, je me disais qu’ils allaient "toffer" trois ans, mais je me suis vite rendu compte qu’ils étaient sérieux. Je n’ai jamais senti de ralentissement. Ces gars-là, j’ai envie de continuer avec eux, on est vraiment dans un projet familial. On est assez proches pour se parler, je leur donne un manuscrit, on en parle. Ils sont vraiment dans mon œuvre, j’ai enlevé et rajouté des pages dans des histoires grâce à eux. Ils peuvent me dire qu’une page est pourrie ou qu’ils ne comprennent pas, mais au moins on en parle, et ça donne toujours de bons résultats.»
À la recherche du patrimoine perdu… Mission Red Ketchup!
Le travail d’éditeur, pour Gauthier et Brault, ne se limite cependant pas à attendre le prochain nouveau talent qui saura faire exploser les succès en librairie. C’est aussi un travail de conservation qu’ils effectuent en fouillant les voûtes du patrimoine. «Dès les premières années, nous voulions remettre le patrimoine de la BD québécoise en librairie, se souvient Gauthier. Nous avions croisé Réal Godbout et Pierre Fournier dans un événement pour jaser sans but précis. Nous leur avons proposé comme ça de rééditer Michel Risque et Red Ketchup. Ils se sont sentis en confiance et ils ont embarqué dans le projet.»
Comme on peut facilement s’en douter, ce n’était pas la première offre de réédition que recevaient ces deux auteurs qui avaient marqué au fer rouge les années CROC. «Il avait été question avec quelques éditeurs de ressortir Michel Risque et Red Ketchup, relate Godbout. Ça n’aboutissait jamais. Ce qui était bien avec La Pastèque, c’était qu’ils avaient clairement en tête ce qu’ils voulaient faire. Il n’était pas question de commencer dans six mois, mais bien tout de suite.»
C’est ainsi que l’immense travail de réédition des planches qui paraissaient mensuellement dans CROC a été entrepris afin de ressortir l’intégrale des aventures de Red Ketchup en album jusqu’au tome 9, qu’il faudra bien terminer un jour, car la fermeture subite du magazine satirique en 1995 avait stoppé net la quête du héros à la planche 16.
«Nous avons toujours le projet du 9e album. Quand CROC a fermé, nous étions à la moitié. Nous n’avions plus de support, on a mis ça sur la glace. On se disait que si ça allait bien avec La Pastèque, nous pourrions compléter le 9e… Et un 10e, pourquoi pas? Ce qu’on a fait dans le temps, ça aurait très bien pu tomber dans l’oubli. Pour nous, ça a été un tournant et ça m’a même permis de proposer de nouveaux projets, comme L’Amérique de Kafka paru l’an dernier.»
Des éditeurs au musée…
Ce travail qui se partage entre la recherche d’œuvres oubliées et la découverte de nouveaux talents se traduit jusque dans les célébrations du 15e anniversaire de La Pastèque. En s’installant jusqu’au printemps au MBAM, les éditeurs n’ont pas choisi d’accrocher simplement des planches de BD aux murs. Les 15 auteurs sélectionnés ont été invités à entrer en dialogue avec des œuvres de la collection permanente pour créer des œuvres originales. Rabagliati revisite ainsi un Miro, tandis que Godbout reprend la trame d’une gravure de Marc-Aurèle Fortin.
Joan Miró, Tête, 1976 |
Est-ce une consécration pour des auteurs dont le travail est souvent – encore aujourd’hui – malheureusement compris comme se limitant à dessiner des petits bonshommes pour faire rire les enfants?
Pour Rabagliati, ça veut dire quelque chose: «Ils n’auraient pas mis n’importe quoi. Ce n’est pas des comics qui sont au musée, c’est La Pastèque, c’est le travail éditorial de Frédéric Gauthier et Martin Brault. La Pastèque, c’est la crème de la crème.»
«Ce n’est pas le fait non plus d’être au MBAM qui fait que tout à coup on est des artistes, répond Godbout avec pragmatisme. Pour moi, c’est une question réglée depuis longtemps. Ensuite, la vie continue, il faut faire des albums.»
On peut d’ailleurs, en plus de visiter l’exposition, se procurer le très beau livre La Pastèque, 15 ans d’édition, publié pour l’occasion. Riche d’anecdotes du passé et de vestiges de leurs premiers travaux, l’ouvrage sert aussi de catalogue d’exposition.
Jusqu’au 30 mars 2014 au Musée des beaux-arts de Montréal
Les 15 ans de La Pastèque
En compagnie du bédéiste Michel Rabagliati et de notre chroniqueur Tristan Malavoy-Racine, Voir est allé visiter l’expositon La BD s'expose au Musée - 15 artistes de La Pastèque inspirés par la collection.
Le segment vidéo diffusé sur Télé-Québec.
AJOUT
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Croquis et crayonné de l'illustration de couverture du Voir |
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