Art Spiegelman - L'humanité en cases pour la décoder
Fabien Deglise 24 septembre 2011
Visite rare. Le bédéiste new-yorkais Art Spiegelman, seul auteur de bande dessinée au monde à posséder un prix Pulitzer, pour son œuvre forte et marquante intitulée Maus, débarque à Montréal aujourd'hui pour une conférence unique sur le 9e art présentée dans le cadre du festival Pop Montréal. Un événement attendu dont le scénario va forcément comporter un regard oblique, beaucoup de sensibilité et surtout d'humanisme que l'homme aime enfermer dans des cases.
Depuis le début des années 80, la bande dessinée a changé de gamme pour passer de mineur à majeur. Le récit en images, poussé par des créateurs qui aiment faire des bulles, a diversifié ses genres, ses héros, ses intérêts, sortant même de ses cadres traditionnels pour investir d'autres sphères culturelles, comme le cinéma, la télévision, le jeu vidéo. Et quand le célèbre auteur Art Spiegelman prend la mesure de ce dynamisme sans précédent, phénomène rare chez lui, il sourit un peu.
«Il est très intéressant d'observer ce qui est en train d'arriver à la bande dessinée», lance à l'autre bout du fil le père de Maus (Flammarion), cette oeuvre forte dont l'intégrale a été marquée du prix Pulitzer en 1992 et qui a durablement ébranlé les esprits en disséquant avec intelligence le côté abject de la Shoah dans les frontières du 9e art. Le Devoir l'a joint au début de la semaine dans son studio new-yorkais.
«Aujourd'hui, le milieu est florissant, tellement qu'il faut un GPS pour s'y retrouver.» Et bien sûr, le bédéiste existentialiste en possède un qu'il propose même de déballer à Montréal... pour une journée seulement.
C'est une visite rare et forcément attendue: cet après-midi, Art Spiegelman s'éloigne de sa Grosse Pomme, de ses plumes et de ses cartons pour orchestrer à Montréal une balade dans l'histoire et le destin de la bande dessinée. L'événement va se jouer à 16H dans un local de l'Université Concordia, dans le cadre du festival Pop Montréal 2011. Il s'intitule What the %&*! Happened to Comics? (traduction libre: %&*!, qu'arrive-t-il à la bédé?).
«C'est mon genre de titre», résume, avec sa voix de fumeur invétéré, l'artiste qui vient d'être élu président du jury du festival de bédé d'Angoulême en France pour 2012. «Parler de la bande dessinée, c'est aussi ce que je fais de mieux. Sur les politiques monétaires, je serais forcément moins à l'aise.»
La planche est déballée et Art Spiegelman compte certainement poser dessus ce regard oblique et sensible qui depuis des années lui permet de mettre en relief l'évidence en essayant d'aller voir ce qu'il y a plus loin. Preuve: alors que les éditeurs de bédé parlent surtout de succès par les chiffres, le sexagénaire d'origine polonaise, fils de survivants des camps de la mort, élevé à New York après un bref passage en Suède, préfère plutôt évoquer un art qui s'immisce dans la vie culturelle des gens en raison de sa capacité à expliquer les choses complexes facilement. «Comme le fait notre cerveau, la bande dessinée donne des représentations par l'image, dit-il. Sa langue est proche du langage parlé» et elle devient alors un outil commun pour expliquer bien des choses.
«Il suffit d'aller sur Google pour s'en convaincre, ajoute l'artiste. Le mot "bédé" [comics] est partout. On le voit avec les mots économie, sexe, université, science, cinéma, politique... Mieux, alors que l'industrie du livre s'érode, que l'on parle de fermeture de librairies, la bande dessinée et les romans graphiques, eux, continuent de grimper», au point où Art Spiegelman, qui reconnaît pourtant «avoir une disposition naturelle au pessimisme», qui est persuadé que le pire ne peut que s'accentuer et que, quand tout va bien, cela va forcément mal tourner, est même capable d'envisager l'avenir de ce mouvement culturel avec optimisme, à quelques nuances près.
Un peu qui vaut beaucoup
«La loi de Sturgeon [du nom de cet auteur de science-fiction] s'applique aussi à la bande dessinée: 90 % de ce qui se produit chaque année ne vaut rien, dit-il. Mais le reste est incroyable, riche et captivant.»
Il ne le dit pas lui-même, mais son Maus, cette relecture animalière de l'histoire — les protagonistes étant incarnés par des chats et des souris — qui a vu le jour dans les années 70 dans le fanzine Funny Animals, fait certainement partie de ce peu qui vaut beaucoup, tout comme d'ailleurs son À l'ombre des tours mortes (Casterman), sorti en 2004 après une prépublication dans Die Zeit, le Courrier international et The Independent.
L'oeuvre, en grand format, repoussée du revers de la main par les journaux américains, se veut le journal d'un auteur de bandes dessinées vivant dans le New York de l'après-11 septembre 2001. C'est aussi une critique acerbe de la rhétorique guerrière de Bush et des conséquences de tout ça sur la marche de l'humanité.
«J'aurais préféré que l'on emprunte collectivement une route alternative plutôt que celle sur laquelle nous nous trouvons aujourd'hui après cet événement», dit le bédéiste, qui avoue que, cette année encore, le 11 septembre, il est allé «se cacher» et s'est «coupé de toutes les sources d'information». «Je ne voulais pas voir les images des tours, entendre parler Bush et les autres.» La tragédie: trop fraîche encore. Sans doute.
L'homme est un sensible. Et il le prouve en disant avoir pris cinq ans pour assembler son nouvel album, dont le lancement est prévu le 4 octobre prochain. «Je m'approchais, je m'éloignais parce que c'était très douloureux», résume le bédéiste. Méta Maus — c'est son titre —, dont la version française est attendue plus tard, le printemps prochain, va permettre à Art Spiegelman de s'adonner à ce qu'il fait de mieux: réfléchir sur la réflexion et surtout sur l'aventure de Maus qui, cette année, célèbre ces 25 ans. L'origine, les choix iconographiques, la façon dont il a recueilli les confidences de son père, tout cela va y être abordé, tout comme l'impact que ce récit a eu, autant sur la bande dessinée — en démontrant que ce genre pouvait tenir des propos sérieux, même avec des chats et des souris — que sur son auteur, qui forcément a dû apprendre à vivre et à poursuivre sa création après un tel succès.
«Cela n'a pas été facile, avoue Art Spiegelman, mais je ne me plains pas, car ce n'est pas donné à tous les artistes d'avoir un succès comme Maus, qui aborde un thème dont on parle beaucoup et qui a réussi, en traversant les genres, à se démarquer.» Mais aussi, à l'image des parents de l'auteur incarnés par des souris dans ce récit, à survivre à son temps.
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