dimanche 24 juin 2012

« Deuxième génération » de Kichka dans Paris Match

Michel Kichka parle de « Deuxième génération » sur le site de Paris Match.



C’est un véritable tourbillon émotionnel qui vous attend à la lecture de «Deuxième génération. Ce que je n’ai pas dit à mon père», du dessinateur israélien Michel Kichka. Illustrateur de presse également réputé pour ses livres pour enfant, le Liégois de naissance affronte ses démons familiaux avec une tendresse qui bave de chaque case en noir et blanc. Il est revenu sur la genèse de son œuvre pour ParisMatch.com.
ParisMatch.com: On devine à la lecture de «Deuxième Génération» que vous avez mûri votre récit pendant de longues années.

Michel Kichka
: Je ne peux même pas dire depuis combien d’années je porte ce livre. Je réponds souvent dix ans, mais en réalité j’y songe depuis toujours. Je me souviens qu’au début de ma carrière, après avoir fini mes études aux Beaux Arts de Jérusalem au début des années 80, j’ai retrouvé un carnet de croquis dans lequel j’avais écrit un chemin de fer, une première double page où l’on découvrait mon père qui sortait du wagon qui l’emmenait à Auschwitz. Je ne connaissais pas son histoire, mais j’avais déjà envie de la raconter. Quand j’ai découvert «Maus» d’Art Spiegelman en 1986, à Jérusalem, alors que je ne connaissais rien du livre ni de l’auteur – nous n’avions pas Internet à l’époque -, j’ai été saisi d’une double émotion. L’histoire m’avait pris aux tripes, mais surtout je me retrouvais dans la personnalité de l’auteur.

Après le suicide de mon petit frère, en 1988, j’ai ressenti comme un énorme manque. Pour moi, on l’avait enterré trop vite, on avait trop vite tourné la page au sein de ma famille. Cela m’a beaucoup habité et profondément affecté. Une partie de moi était morte avec lui. Le premier soir à notre retour du cimetière, alors qu’il ne restait plus que les amis proches de mon petit frère, tout d’un coup j’entends mon père parler de ses souvenirs et de son expérience dans les camps d’extermination. J’étais choqué. Je n’ai pas écouté. Je trouvais cela indécent. Je n’ai jamais osé en parler à mon père qui s’est justement reconstruit quand il a commencé à parler de son passé. Cette parole l’a libéré. Il est devenu témoin. Et quand l’équipe de Steven Spielberg est venue en Belgique pour recueillir les témoignages des rescapés de la Shoah, il a parlé pendant trois heures face caméra. Un étudiant universitaire l’a ensuite rencontré. Tout d’un coup s’est ouvert pour lui la voie de sa réhabilitation dans la société des hommes. Il avait été pris comme un rat par les Nazis et ne devait pas survivre. L’après-guerre a été une période particulière. Personne ne se souciait des survivants. Même les œuvres de Primo Levi écrites juste après la Libération ne rencontraient aucun écho. Le monde voulait vite tourner cette page de l’Histoire. La mort de mon frère et la parole retrouvée de mon père sont des événements intimement liés en moi. L’histoire de ma génération est celle d’enfants qui ne veulent pas faire du mal à leurs parents parce que ces derniers ont trop souffert. On devait faire tout pour leur faire oublier le traumatisme et les rendre heureux. Notre génération n’a pas fait sa crise d’adolescence. Il m’a fallu des années pour comprendre les raisons du silence de mon père.

ParisMatch.com: La lettre de votre frère a servi de révélateur des failles de votre famille.

Michel Kichka: Longtemps j’ai caché la lettre que m’a écrite mon frère avant son suicide. Seule ma sœur aujourd’hui décédée en connaissait l’existence. Je pensais que mes parents «ne la méritaient pas» et surtout ne la comprendraient pas. Et puis un jour, j’ai réalisé que j’avais un livre en moi, un livre sur ma génération. Il y a parmi les personnes de la deuxième génération de la Shoah de nombreux cas de dépression et de suicide. C’est un vrai syndrome dont je n’avais pas conscience à l’époque. J’ai longtemps vécu avec l’angoisse de ne pas avoir le temps de finir ce livre. Je me suis aussi demandé si j’avais le courage d’écrire «Deuxième génération» alors que mon père était encore en vie. De lui mettre ce livre entre les mains. Je n’ai jamais voulu le contrarier de toute ma vie. J’ai compris grâce à une amie psychologue que c’était un faux-prétexte. Je savais que ce serait difficile pour lui mais j’ai essayé de le préparer. Je lui avais écrit dans une lettre qu’il ne s’agissait pas d’un livre sur moi mais sur le traumatisme que notre famille a vécu du fait de son histoire personnelle. Il ne savait pas que l’on avait souffert. De victime de la Shoah, il est devenu un héros, un témoin incontournable de l’holocauste. Aujourd’hui, il n’arrête plus de parler de son expérience, de revenir sur ce qui s’est passé à Auschwitz, même quand c’est en dehors du propos. Pour les gens, c’est merveilleux, extraordinaire, émouvant, mais pour moi qui le vivait au quotidien, qui recevait tous les jours des lettres avec des photos de camps d’extermination, je n’en pouvais plus. Aujourd’hui, je comprends qu’il ne peut pas en être autrement.

"UN JOUR ON EN PARLERA ENSEMBLE"

ParisMatch.com: Adolescent, vous ne pouviez pas tuer un père qui a survécu à une telle expérience.

Michel Kichka: J’ai mené une double vie. Je faisais tout pour éviter les heurts et les conflits avec mes parents. J’ai caché ma révolte et jamais nous ne nous sommes confrontés. J’ai quand-même fait des choses interdites dans leur dos. C’est ce qui relie les gens de ma génération. J’en ai beaucoup parlé avec ma grande sœur. Nous revisitions le passé. Chacun dans une famille a une place différente. Nous avons mieux compris ensemble. Quand mon père venait la voir alors qu’elle était atteinte d’un cancer, il ne savait pas quoi lui dire. Un jour, il lui a juste dit: «au moins, vous avez eu une enfance heureuse». Ma sœur l’a repris. Et mon père est tombé des nues. Il nous a donné tout son amour, c’est lui qui nous a materné mais il n’avait pas compris notre souffrance. Je savais qu’il fallait que je dévoile l’intimité familiale. C’est un travail sur moi-même, une recherche sur mon identité. Je voulais répondre à la question: qu’est-ce qu’être juif? Car moi je ne crois pas en Dieu, je ne prie pas. Et ma réponse est dans le livre. Pour moi, être juif, c’est la Shoah qu’a vécue mon père.

ParisMatch.com: Auriez-vous aimé que votre père vous confie son histoire personnelle avant de la révéler au monde entier?

Michel Kichka: Oui. C’est pour cela que j’ai refusé de l’accompagner avec les groupes à Auschwitz. A force d’y aller, il a un discours formaté. Ce que je veux entendre, il n’est pas capable de me dire. Peut-être que je ne ferai jamais le voyage avec lui, peut-être que je finirai par l’accompagner car cela lui fera plaisir et qu’il sera très vieux. Je ne veux pas des larmes des autres, je ne veux pas d’un discours déjà prononcé ni moralisateur. J’ai lu son livre, je connais son histoire, mais ce n’est pas ça que je veux entendre. Il a souvent retrouvé son père dans les camps d’extermination. Il est mort dans ses bras à Buchenwald, après la marche de la mort. Il avait 19 ans, il n’avait plus de famille, c’était la fin du monde pour lui. Or, il n’est jamais retourné à Buchenwald. Je lui ai posé la question, il m’a dit qu’il n’avait pas le courage d’y aller. C’est là que je veux l’accompagner. Je n’ai jamais fait pleurer mon père, je ne veux pas le voir souffrir. C’était la première fois que je travaillais en noir et blanc. Je suis un coloriste, un aquarelliste même, mais j’ai voulu partir des photos de famille et ne pas ajouter de la couleur. Le trait était la fin du livre, je ne pouvais ensuite l’enrichir. Cela a été libérateur. C’était pour moi-même. Jamais je n’avais dessiné avec autant d’enthousiasme. J’ai pris des risques que je n’avais jamais pris auparavant.

ParisMatch.com: Comment votre famille a-t-elle perçu le livre?

Michel Kichka: Toute ma famille a aimé le livre. Mes fils, ma femme, ma sœur, les belles-sœurs, mes beaux-frères. Mon père a été heurté au début, mais avec la pré-publication de «Deuxième génération» dans le journal «Le Soir», tous ses voisins se sont mis à le féliciter. Et du coup, il en est fier et cela a atténué le choc. Et un jour, on en parlera ensemble.

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